La croissance économique chinoise va-t-elle conduire à la démocratie? edit

4 novembre 2020

Plus de quarante ans après le début des réformes économiques et alors que la Chine dispose aujourd’hui d’une large classe moyenne, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les demandes de la population chinoise pour davantage de démocratie. Les crises récentes rencontrées par la Chine – guerre commerciale avec les Etats-Unis, les manifestations pro-démocratiques à Hong Kong, ou encore la gestion par les autorités de l’épidémie de Covid19 – auraient pu donner à penser que la population chinoise, désormais plus riche, mieux éduquée et plus ouverte sur le monde qu’elle ne pouvait l’être en 1989, auraient pu faire entendre ses aspirations à plus de démocratie. Or tel semble ne pas être le cas.

C'est donc une question qui occupe les politologues – qu'ils soient spécialistes des relations internationales, de politique comparée ou d'économie politique – et elle divise la communauté scientifique depuis un certain nombre d'années. La Chine a connu une croissance économique spectaculaire depuis le début des réformes économiques en 1978. Depuis des travaux pionniers comme ceux de Seymour Martin Lipset[1] et de Barrington Moore[2], une hypothèse très largement répandue voulait que la croissance économique conduise à la démocratie. C'est ce que l'on a appelé la théorie de la modernisation. Elle repose sur un présupposé assez simple : la croissance économique amènerait une élévation du niveau de vie qui ferait, d'une part, naître des aspirations démocratiques au sein de la population et, d'autre part, elle changerait les structures sociales sous l'effet de l'industrialisation. Enfin, cette croissance économique conduirait à une forme d'embourgeoisement de la société qui rendrait les élites autoritaires plus perméables à l'idée d'un changement démocratique. Cette idée s'est retrouvée nombreuses fois dans l'évolution historique des sociétés notamment est-asiatiques par exemple à Taïwan ou en Corée du Sud. Pour reprendre l'expression du politologue américain Samuel Huntington, on a parlé d'une troisième vague de démocratisation. « La liberté économique crée des habitudes de liberté tout court […]. Commercez librement avec la Chine et le temps jouera en votre faveur », déclarait le président Bush en 2007[3].

Un contre-exemple à la théorie de la modernisation

Or la Chine présente apparemment un contre-exemple à cette loi de la modernisation. En effet, si le PIB par tête en Chine a augmenté l'emprise du Parti communiste, elle, n'a pas diminué. Au contraire nombreux sont les observateurs qui estiment que depuis les années 1990 le Parti a réussi à renforcer son emprise sur la société chinoise. On se retrouve donc devant une impasse méthodologique apparente. A priori, le débat se résume à trois positions.

La première aura été résumée par Guy Sorman dans son ouvrage L’Année du coq[4]. Pour lui, la démocratisation de la Chine n'est qu'une question de temps car, comme il l'écrit, jusqu’à présent le gouvernement chinois n'a eu qu’à distribuer les fruits de la croissance ce qui est à la portée du premier venu. Autrement dit, la population chinoise aspirerait à la fois à la croissance et à la démocratie. Mais les aspirations démocratiques ont un coût élevé notamment pour la sécurité des citoyens. Ainsi la croissance économique en Chine aurait acheté la paix sociale et la survie du Parti communiste. Mais, dès que les difficultés économiques ou sociales apparaîtraient, les aspirations démocratiques seraient plus visibles.

La deuxième position consisterait à dire que la croissance économique n'est pas suffisante pour porter les aspirations démocratiques. Autrement dit, il n'y aurait pas de corrélation directe entre développement économique et démocratisation.

La troisième hypothèse, que l'on ne peut rejeter à priori, est celle d'un certain nombre de penseurs chinois – parfois proche du régime mais pas toujours – qui estiment que les aspirations démocratiques ne sont pas la fin ultime des sociétés politiques. On sortirait alors d’une vision hégélienne – majoritaire dans les études sur la démocratie depuis l'article pionnier de Francis Fukuyama en 1989 – et on poserait que les aspirations politiques des citoyens puissent s'incarner dans autre chose que la démocratie. Quoi exactement ? La question fait encore débat entre les penseurs politiques notamment en Chine.

La théorie de la modernisation conditionnelle

Un certain nombre de travaux récents[5] en politique comparée ont permis d'avoir une approche plus fine de cette relation entre croissance économique et démocratie. Dans une étude de 2019, le professeur de l’UCLA Daniel Treisman[6] développe le concept de théorie de la modernisation conditionnelle (conditional modernization theory). Les travaux de Treisman apportent à la fois une confirmation et une limite à l'idée de la théorie de la modernisation. D'après les études qu'il a menées, une hausse du revenu augmente la probabilité de transition démocratique sur le moyen terme. Mais il ne s'agit là que d'une augmentation de la probabilité de réformes démocratiques. Autrement dit, il n'y a pas de corrélation automatique entre hausse du revenu et développement économique, d'une part, évolutions politiques et réformes démocratiques, d'autre part. L'autre point notable qui ressort de ces travaux est que les évolutions politiques portent sur le moyen terme et pas sur le court terme. Ainsi, si on regarde l'évolution politique des pays en phase d'industrialisation ou de croissance économique, les pays autoritaires, à court terme, peuvent rester autoritaires ou connaître des évolutions démocratiques et redevenir des dictatures. Mais, si on adopte une perspective temporelle plus longue, il ressort que statistiquement les dictatures ont beaucoup plus de mal à subsister sur le moyen et le long terme. Treisman explique cette différence entre court terme et moyen terme par le fait que les dictatures soient déstabilisées par d'autres éléments que la seule croissance économique ou la modernisation du pays. En fait, la théorie de la modernisation conditionnelle change la perspective du rapport entre croissance économique et démocratisation qui était essentiellement abordée sous l'ordre de la corrélation statistique. Il pousse l'interprétation plus loin et adopte une perspective qui pourrait s'assimiler à la théorie des jeux où le choix du régime politique serait le résultat d'un jeu théorique avec plusieurs équilibres possibles. Pour le même niveau de développement économique, il est donc possible d’avoir la démocratie (un équilibre possible du jeu) ou la dictature (un autre équilibre possible du même jeu). Le résultat du jeu – c'est-à-dire avoir des institutions démocratiques ou une dictature – va dépendre de la coordination des acteurs. L’analyse doit se porter sur la « demande » de démocratie et sur « l’offre » de démocratie.

Au niveau de la demande de démocratie, cela va dépendre de la coordination des citoyens. Si les citoyens sont prêts à encourir le risque de la répression, c'est qu'ils savent que d'autres citoyens sont prêts à se soulever aussi. Au niveau de l'offre de démocratie, c'est un problème de coordination des élites. Si les élites d’un régime dictatorial ne savent pas si les autres membres de l’élites vont faire défection en cas de soulèvement pro-démocratique, cela peut modifier leurs comportements. Ainsi, si les cadres du Parti anticipent que d’autres cadres feront défection en cas de manifestations massives, on assistera à un effet boule de neige qui précipitera la chute du régime. À l’inverse, si les cadres du Parti n’osent pas faire défection de peur d’être les seuls à soutenir les demandes du peuple, alors la dictature peut se maintenir.

Treisman nous explique donc que les chocs externes perturbent la coordination initiale, c’est-à-dire l'équilibre du jeu des citoyens et des élites. Chaque crise rebat les cartes de l'équilibre politique. Les études récentes en économie politique de la démocratisation nous ont donc montré plusieurs choses riches d'enseignements pour la situation chinoise. D'abord, le fait que la croissance et l'augmentation du revenu ont un impact différent sur la stabilité des régimes dictatoriaux comme la Chine. La croissance joue un rôle de légitimation de la dictature. De ce point de vue, le pouvoir chinois a largement utilisé les chiffres de la croissance dans la décennie 2000-2010. L'augmentation du revenu, cependant, peut menacer la stabilité politique. Toute dictature fait donc face un dilemme. Sans croissance, le régime n'est pas légitime. Mais s'il y a de la croissance, alors les revenus vont augmenter. Or si les revenus augmentent cela augmente la probabilité d'une demande de démocratie.

«Nettoyer ce désordre»

Les travaux d'analyse comparée de la démocratisation apportent donc une perspective nouvelle sur la situation politique actuelle en Chine et ses évolutions futures à court moyen terme. On peut malgré tout y voir une limite. En effet, tous ces travaux posent comme dictature l'exact opposé de la démocratie. Autrement dit, dans ces analyses quantitatives, est une dictature ce qui n'est pas une démocratie. Or est une démocratie un régime qui relève d'un processus électoral. C'est précisément ce point que contestent un certain nombre de penseurs chinois proches ou non du régime politique. Les heurts à Hong Kong nés des aspirations démocratiques seraient donc un désordre que l’État devrait nettoyer.

Dans un article récent, le New York Times[7] évoquait les tendances intellectuelles dans les cercles proches du président Xi Jinping. Il ressort globalement de cet article l'idée que les intellectuels proches du pouvoir contestent la validité même du concept démocratique. Pour eux, la question n'est pas seulement de préserver le monopole du Parti communiste chinois, mais bien de démontrer que la démocratie n'est pas le régime politique le plus efficace pour servir l'intérêt général. On doit, bien sûr, prendre un certain recul avec les positions prises par les intellectuels proches du régime. Il n'en demeure pas moins que ces interrogations trouvent un écho[8] assez important au sein de la société chinoise. Cela s'explique par deux raisons. D'abord, parce que le processus de légitimation de la dictature lors des années de forte croissance a très bien fonctionné en Chine et que les autorités chinoises n'ont eu de cesse de mettre en exergue les bons résultats en termes d'augmentation du niveau de vie, de sécurité, notre prospérité de la population chinoise face au délabrement de la société russe lors de son processus de démocratisation partielle sous Boris Eltsine ou de la société indienne. L'autre raison, et c'est en cela que ces positions ne sont pas uniquement partagées par les intellectuels proches du pouvoir politique, c'est qu'une forme d'organisation politique non électorale – c'est-à-dire qui ne met pas en place des élections – trouve une certaine légitimité au sein de la société chinoise[9]. L'absence de compétition politique l'absence d'élections font tomber ce type de réflexion dans la catégorie dictatoriale. Or, la question qui se pose légitimement est celle de la nature des libertés dans un régime qui n'est pas complètement démocratique.

Comme on l'a vu, l'article du professeur Treisman souligne que la démocratisation est un processus qui s'établit sur le moyen ou le long terme. On doit donc accepter que la société chinoise n'évoluera sans doute pas directement du monopole du Parti communiste chinois à une démocratie libérale comme dans les régimes occidentaux. Si l’on accepte que la démocratie ne se résume pas à des institutions formelles mais est aussi une culture, alors on doit envisager que l'évolution à court ou moyen termes du Parti communiste chinois semble s'orienter non pas vers une démocratisation inéluctable mais au contraire vers d’autres scénarios. Ce que résume le schéma ci-dessous.

Les évolutions possibles du régime politique dans la perspective de la théorie de la démocratisation conditionnelle.

Le premier scénario serait celui d'une dictature qui se maintient car le régime, ayant capitalisé sur les années de croissance, dispose du capital symbolique et légitime suffisant pour durer encore suffisamment longtemps compte tenu de sa capacité de répression violente de la population. Une autre possibilité serait qu’une chute du régime se traduise par l’instauration d’un « autoritarisme assoupli ». Un troisième scénario serait celui d’une démocratisation qui ne serait pas durable. La Chine connaîtrait alors, à nouveau, un épisode autoritaire. Enfin, l’hypothèse d’une Chine durablement démocratique n’est qu’un cas de figure.

Au final, on ne peut qu’être prudent quant aux aspirations démocratiques qui peuvent émerger en Chine. La chute d’un régime dictatorial ne signifie en rien le passage mécanique à la démocratie. Le PIB par habitant en Chine (en parité de pouvoir d’achat) avoisine les 16 000$. Il s’agit là d’un seuil où l’autoritarisme demeure plutôt la norme. À n’en pas douter, la population fera entendre sa voix à l’avenir (surtout si les crises exogènes continuent à se multiplier). La démocratie ne sera pas malheureusement, pour autant, l’issue inexorable de ces mouvements. Une autre possibilité serait que les aspirations politiques de la population chinoise ne s'incarnent pas nécessairement dans des demandes démocratiques. On devrait donc repenser ce qu'est la dictature. Le degré de dictature serait-il le même si la Chine restait dans une forme d'autoritarisme ? Si les travaux récents relevant de la théorie de la démocratie conditionnelle apportent un éclairage novateur, deux questions fondamentales demeurent à explorer. Lorsqu’une crise politique majeure frappe une dictature, qu’est-ce qui explique que l’issue de cette crise se traduise par des institutions démocratiques ou non ? Quand on assiste à un reflux de la démocratie (ainsi que la théorie de la démocratie conditionnelle l’explique), on voit alors la dictature réapparaître dans un pays. Mais s’agit-il exactement de la même situation ? Certaines formes dictatoriales ouvriraient-elles alors la porte à un processus de démocratisation ?

[1] Seymour Martin Lipset, “Some social requisites of democracy: Economic development and political legitimacy” American Political Science Review, 1959, 53(1): 69-105.

[2] Barrington Moore, Social Origins of Democracy and Dictatorship, Penguin Books, 1966.

[3] George W. Bush cité par James Mann, The China Fantasy: How our leaders explain away the Chinese repression, Viking, 2007.

[4] Guy Sorman, L’Année du coq, Fayard, 2006.

[5] Adam Przeworski et ses collègues ont montré que les hauts niveaux de revenus n’expliquent pas la démocratisation mais qu’il existe une corrélation forte entre le niveau de revenu et le retour à la dictature. A. Przeworski, M. Alvarez, J.A. Cheibub, F. Limongi, Democracy and Development: Political Institutions and Well-Being in the World, 1950-1990, Cambridge University Press, 2000. Les travaux de Robinson et Acemoglu ont montré que le processus de démocratisation dépendait du leg colonial et de la structure productive de l’économie. Voir Acemoglu D, Gallego F, Robinson JA, “Institutions, human capital, and development”, Annual Review of Economics 6(1), 875-912, 2014 ; Acemoglu D, Johnson S, Robinson JA, Yared P, “Income and democracy”, American Economics Review 98(3), 808-42, 2008. Un certain nombre de travaux ont montré l’importance de l’échelle temporelle dans l’analyse. Quand la durée étudiée est suffisamment longue (depuis le milieu du XIXe siècle), la corrélation entre développement économique et revenu ou éducation permet de prévoir la démocratisation. Voir Boix C, Stokes S, “Endogenous democratization”, World Polity, 55(4),  517-49, 2003 ; Boix C, “Democracy, development, and the international system”, American Political Science Review 105(4), 809-28, 2011 ; Murtin F, Wacziarg R, “The democratic transition”, Journal of Economic Growth, 19(2), 141-181, 2014.

[6] Treisman, D, ”Economic development and democracy: Predispositions and triggers”, Annual Review of Political Science, 23, 2019.

[7] Chris Buckley, “Clean up this mess: The Chinese thinkers behind Xi’s hard line”, The New York Times, 2 août 2020.

[8] Comme le rappelle Timothy Cheek, ces intellectuels diffusent un courant de pensée politique probablement plus important en Chine que ne l’est la pensée libérale. Timothy Cheek cité par Chris Buckley, op.cit. On peut également citer les travaux de Ryan Mitchell sur l’intérêt des intellectuels chinois pour la pensée de Carl Schmitt et l’idée que la survie de l’Etat doit être la priorité des régimes politiques. Ryan Mitchell, “Chinese Receptions of Carl Schmitt Since 1929”, Journal of Law and International Affairs, 2020.

[9] Sur ce point, voir par exemple Joshua Kurlantzick, Democracy in Retreat: The Revolt of the Middle Class and the Worldwide Decline of Representative Government, Yale University Press, 2013.