Le triangle d'impossibilité du covid-19 edit

2 mai 2020

Comment faire face à la pandémie du covid-19 ? Quelles politiques adopter ? Si la première constatation à faire à propos de cette pandémie est qu'elle touche tous les États de la planète, la seconde est que les réponses apportées par ces États sont d'une extrême diversité, tout autant que les résultats. La raison de cette diversité réside dans un « triangle d'impossibilité ». L'expression, bien connue des économistes, renvoie originellement à la difficulté de gérer un pays en régime de change fixe, ou encore de résoudre non pas un dilemme mais un trilemme. Elle semble adéquate pour penser la difficulté de la gestion publique de la pandémie car cette difficulté peut également se penser comme un trilemme. Les termes de ce trilemme (graphiquement, les sommets du triangle d'impossibilité) sont les suivants.

1/ Maîtriser optimalement la pandémie sur le plan sanitaire. Cette maîtrise se mesure synthétiquement par le nombre de décès dus au virus pendant sa période d'activité qu'il s'agit de minimiser.

2/ Assurer le statu quo ante en matière économique. Ou encore faire que la pandémie n'ait aucune incidence économique.

3/ Garantir le plus grand respect des libertés publiques et individuelles.

Il apparaît impossible d'atteindre ces trois objectifs simultanément. Deux peuvent être atteints (logiquement ; pratiquement, c’est bien sûr une autre affaire) aux dépens du troisième.

• Il est possible par une restriction absolue des libertés publiques et individuelles que les pouvoirs publics dictent leurs comportements aux citoyens d'assurer la rupture complète des chaînes de transmission du virus, tout en maintenant intact le processus de production et de distribution des biens et services.

• Si les pouvoirs publics sacrifient l'objectif économique et sont prêts à assumer un coût probablement vertigineux en matière de production perdue, ils peuvent là encore gérer optimalement la pandémie en limitant au minimum les libertés de mouvement des individus, en particulier par la suppression des contacts interpersonnels sur les lieux de travail.

• Enfin, si les pouvoirs publics décident de sacrifier la maîtrise de la pandémie, ils peuvent laisser les individus et les entreprises fonctionner comme avant, sans restreindre leurs libertés de mouvement et laisser ainsi libre cours à la transmission interpersonnelle du virus. Il s'agit là de la stratégie d'immunité collective.

Ce trilemme permet de comprendre les trois types de stratégie extrême qui encadrent les choix politiques des dirigeants des États de la planète.

Les États "libertariens" choisissent de sacrifier la maîtrise de la pandémie pour ne pas limiter la liberté de mouvement des citoyens et leur permettre de travailler "normalement". C'est la stratégie que l'administration Trump est tentée d'appliquer aux États-Unis.

Les régimes autoritaires ne se préoccupent pas de libertés, profitent même de la pandémie pour accroître le pouvoir des autorités politiques sur leur population et réussissent à juguler la pandémie tout en limitant les pertes économiques. C'est la stratégie du Vietnam et de la Chine.

Enfin, un État « social-démocratique » (comme les pays européens), avec une tradition d'intervention sociale forte, privilégie la maîtrise de la pandémie et le respect maximal des libertés individuelles. Le confinement général pratiqué cherche à protéger les individus de la contamination mais les laisse libres de sortir sans contrôle strict pour leurs besoins personnels immédiats, tout en limitant au maximum les sorties liées au travail. Associé à des mesures de soutien économique massif, il leur garantit le maintien de leurs revenus et de leur emploi par des mesures de chômage partiel généralisées. Il est donc assez éloigné du confinement chinois, franchement coercitif, ou dubaïote, où la sortie n'est possible qu'une fois l'autorisation des autorités obtenue. Les pertes de production engendrées par cette politique de primat de la sécurité individuelle – sanitaire et civique – sur les objectifs économiques sont considérables.

Ces trois cas sont évidemment des idéal-types. Dans les faits, tout gouvernement doit arbitrer entre ces trois objectifs et trancher ce dilemme. Dépendant de son histoire, de sa solidité économique et des mentalités collectives des citoyens, la politique menée dans un pays peut être repérée par un point situé à l'intérieur du triangle, plus ou moins proche des sommets. Graphiquement, le triangle est déterminé par ses sommets S (Santé), E (Economie), L (Libertés). Plus le pays est dictatorial, plus le point choisi est proche du segment SE. Plus le pays est libertarien, plus le point est proche du segment EL. Plus le pays est "social-démocratique", plus le point est proche du segment SL.

Le triangle d'impossibilité SEL est donc une façon de penser les diversités des politiques publiques suivies actuellement face à l'irruption de la pandémie et à sa diffusion planétaire massive. Il suffit pour comprendre le casse-tête devant lequel se trouvent les gouvernements, tous les gouvernements. Le cas du gouvernement britannique qui a commencé à tabler sur la stratégie de l'immunité collective avant de venir à la politique de confinement pratiquée par les pays européens continentaux est exemplaire de cette difficulté à choisir la bonne politique.

Mais la difficulté n'est pas limitée à cela. Jusqu'à présent, le raisonnement est statique : il est supposé que le triangle est stable et connu. Or le triangle d'impossibilité SEL se déforme et à grande vitesse. Le covid-19 est un virus redoutable non seulement par sa létalité et indirectement par sa capacité à désorganiser l'économie et l'organisation sociale, mais aussi par l'incertitude qui l'entoure. Nous n'avons aucun précédent sur lequel nous fonder pour organiser notre réponse collective à la pandémie et nous en savons très peu sur le virus lui-même : sa résilience, sa capacité de mutation, les propriétés immunologiques qui lui sont associées. Toute information nouvelle venant des scientifiques qui l'étudient (virologues, épidémiologues, économistes, sociologues, etc.) amène à réévaluer les coûts de la maîtrise optimale de la pandémie, les moyens à mettre en œuvre pour en limiter la propagation et les conséquences économiques. De même, nous découvrons graduellement l'ampleur des coûts induits par les mesures prises en urgence par les gouvernements. Pour utiliser la métaphore graphique du triangle d'impossibilité, celui-ci se déforme : les sommets se déplacent au cours du temps.

Procéder à des arbitrages dans ces conditions est d'une difficulté logique évidente. Devant le trilemme mouvant auquel les gouvernements sont confrontés, on peut avancer quelques conjectures :

1. Les choix publics faits un jour ont toute raison d'être modifiés dans les jours suivants.

2. Aucun n'est satisfaisant ex post.

3. Les opinions publiques, dont on peut raisonnablement penser qu'elles ne maîtrisent pas la complexité du trilemme d'impossibilité, ont dans l'immédiat l'impression d'une grande incohérence de la part de leurs gouvernants, voire d'une grande incompétence. À terme, elles auront tout lieu d'être mécontentes. Les coupables seront vite désignés.