Fonds souverains : pourquoi Sarkozy se trompe edit

20 novembre 2008

Intervenant le 21 octobre devant le Parlement européen, Nicolas Sarkozy a proposé que les pays européens créent leurs propres fonds afin de protéger les entreprises nationales des « prédateurs » étrangers. L'enjeu de cette proposition est plus politique qu'économique. Non seulement elle pose un problème de faisabilité, mais une bonne partie de la paranoïa européenne sur les fonds souverains étrangers est fondée sur des hypothèses erronées.

Les inquiétudes exprimées par M. Sarkozy sur les fonds non-européens ne sont pas nouvelles. C’est dans l’ensemble du monde occidental que de nombreux dirigeants politiques, chefs d’entreprise et commentateurs déplorent la rapide montée en puissance des fonds souverains, notamment ceux du Moyen-Orient et d'Asie.

Avec des actifs estimés à 3000 milliards de dollars, les fonds souverains sont de vastes ensembles d’actifs possédés et gérés directement ou indirectement par les États. Ils peuvent tirer leurs ressources de réserves de devises, d’exportations de matières premières, des bénéfices de privatisations et de surplus fiscaux. Ils gèrent des actifs monétaires étrangers, indépendamment des réserves de change officielles. Ils ont surtout été établis pour diversifier et améliorer la profitabilité des réserves de devises ou des revenus des matières premières, mais aussi pour protéger l'économie domestique des fluctuations des prix internationaux des matières premières.

Une bonne partie de la controverse sur les fonds souverains est centrée sur les questions politiques. Les dirigeants politiques occidentaux craignent que leurs opérations ne soient largement influencées par des objectifs politiques stratégiques, au lieu de servir de simples intérêts commerciaux. Ils soupçonnent que les investissements réalisés par les fonds souverains ont pour finalité d’obtenir le contrôle d'industries d’importance stratégique (comme les télécommunications, l'énergie et la banque), à des fins politiques. Une véritable paranoïa a entouré les investissements de plusieurs milliards de dollars dans les banques internationales, mi-2007, au début de la crise du crédit.

Dans le monde développé, ces craintes ont suscité un débat : jusqu’à quel point peut-on autoriser les fonds souverains étrangers à investir dans les marchés nationaux ? Des pays comme les États-Unis, le Canada, l’Australie et l’Allemagne ont introduit récemment des changements législatifs substantiels pour contrôler et limiter les investissements des fonds souverains et des autres entités publiques étrangères.

Début 2008, le gouvernement australien a introduit de nouvelles directives pour améliorer le contrôle des investissements réalisés par les entités publiques étrangères. Ces directives comprennent notamment six principes ; l’un d’eux stipule que le pays prendra en considération le fait que « les opérations des investisseurs sont indépendantes du gouvernement considéré ».

En août 2008, l'Allemagne a promulgué une nouvelle législation qui permet aux autorités de réexaminer et d’interdire à une entreprise n’appartenant pas à l’Union européenne d'acquérir des entreprises allemandes « dans les domaines de la politique publique ou de la sécurité publique ». La législation s’appliquerait dans le cas où un investisseur étranger cherche à acquérir directement ou indirectement 25% ou plus des droits de vote dans une entreprise allemande. Certains États européens pensent à se servir de « golden shares ».

« Je demande qu’on réfléchisse à l’opportunité de créer chacun d’entre nous des fonds souverains », expliquait M. Sarkozy le 21 octobre, « et peut-être qu’ils pourraient se coordonner pour apporter une réponse industrielle à la crise ». S’adressant deux jours plus tard à des chefs d’entreprise réunis à Annecy, il annonçait que la France allait créer un fonds souverain qui soutiendrait des entreprises d'importance stratégique. « Je ne serai pas un président qui se réveille dans six mois pour voir que les groupes industriels français sont passés dans d’autres mains ».

À l'heure actuelle, tous les détails du fonds français (taille des actifs, sources de financement, politiques d'investissement, etc.) n’ont pas encore été rendus publics. On ne sait pas encore très précisément ce qui le distinguera de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui investit déjà dans des projets de développement local, sur les marchés des actions, de l'immobilier et dans les entreprises non cotées. Il est prévu que le nouveau fonds soit géré par la CDC et qu’il soit opérationnel d'ici fin 2008. Les médias suggèrent que ce nouveau fonds souverain investira surtout dans les industries d’importance stratégique.

Que penser de la proposition de créer des fonds souverains européens ? Elle pose de nombreux problèmes.

En premier lieu, les conditions objectives pour créer de tels fonds ne sont pas réunies en Europe. Les pays du sud-est asiatique et du Moyen-Orient ont créé leurs fonds à partir de leurs excédents budgétaires et en s’appuyant sur leurs fortes exportations. Or, contrairement à la Chine et à Singapour, la grande majorité des pays européens présentent une balance des paiements en déficit. C’est le cas du Royaume-Uni, de l’Italie, de l’Espagne et de la plupart des pays d'Europe Centrale et de l'Est. Plusieurs pays européens comme l’Italie, la Hongrie et la Roumanie ont des budgets déficitaires. Et contrairement au Moyen-Orient, la plupart des pays européens (à quelques exceptions près) n'ont pas de matières premières dont les exportations pourraient produire des excédents significatifs (comme le pétrole ou le gaz).

Ensuite, la finalité politique qui a présidé à la création des fonds souverains non européens n’était pas de soutenir ou de sauver les entreprises nationales, comme l’a proposé M. Sarkozy. Ils ont plutôt été établis pour diversifier et améliorer la profitabilité des réserves de devises ou des revenus procurés par les exportations, tout en protégeant l'économie domestique de la volatilité des prix internationaux des matières premières. C’est pourquoi la grande majorité de ces fonds investit globalement, et non sur le seul territoire national.

La création de fonds souverains pour protéger les entreprises européennes aurait surtout un enjeu politique ; elle répond avant tout à une aversion marquée, et quelque peu hypocrite, pour les fonds souverains étrangers.

Or, une bonne partie de cette paranoïa européenne est fondée sur des hypothèses erronées. A ce jour, on n’a encore jamais signalé de cas où un fonds souverain aurait déstabilisé les marchés financiers ou poursuivi des objectifs de politique stratégiques. Puisque les fonds souverains n’ont pas de mandat explicite, ce sont au contraire des investisseurs patients, capables de s’engager sur le long terme. Ils ne seront pas poussés à liquider leurs positions rapidement par des mandants pressés de réaliser des plus-values.

La grande majorité des fonds souverains sont des investisseurs passifs. L’essentiel de leur argent est placé dans des instruments à revenu fixe comme les bons du Trésor et d’autres obligations publiques. La part des investissements directs étrangers, en 2007, n’atteignait même pas 1% de leurs avoirs totaux ! Dans les rares cas où ils réalisent des investissements directs, ils ne cherchent pas à obtenir une majorité de contrôle. Même les investissements directs dans les banques européennes et américaines en 2007-08 ne font d’eux que des investisseurs minoritaires, sans droits spéciaux ni représentation au conseil d’administration. Ces investissements directs n'étaient pas de nature hostile et les fonds ont acheté des obligations convertibles qui pourraient ensuite être transformées en participations. En outre, ces investissements ont été faits d’une manière transparente et avec l'approbation des autorités de régulation bancaires des pays hôtes.

Il faut enfin rappeler ici que les investissements dans les banques occidentales ont été faits à un moment où celles-ci étaient confrontées à une grave crise de liquidité. Les participations prises dans UBS, Citigroup, Merrill Lynch et Crédit Suisse ont été acquises à un moment où les écarts de leurs dérivés de crédit (credit default swap) étaient très hauts, ce qui signifie que le risque perçu était très élevé. En injectant des milliards de dollars dans ces banques, les fonds souverains ont servi d’investisseurs contra-cycliques et ils ont ainsi permis aux banques de continuer leurs affaires. La plupart des fonds souverains a d’ailleurs subi des pertes sur leurs investissements dans les banques occidentales. La valeur de leurs participations a baissé à mesure que se développait la crise du crédit.