Crise financière : la faillite des chercheurs edit

1 décembre 2008

Les événements récents ont montré que les évolutions de la structure du marché financier au cours des vingt dernières années en ont fait une poudrière, dont l’explosion a finalement été provoquée par le gonflement de la bulle de crédit entre 2004 et 2007. La recherche académique porte une responsabilité dans cette crise : il est urgent de revenir sur les raisons d'un aveuglement.

Aujourd’hui, deux problèmes doivent être résolus : le premier est d’apprendre à traiter les bulles financières, le second est de concevoir une nouvelle structure régulatrice du marché financier. Imposer aux banques des conditions capitalistiques contra-cycliques peut aider à traiter le premier problème, mais la réforme de la régulation présente plus de difficultés. Ce problème a été aggravé par les restructurations forcées intervenues au cours des derniers mois. Nous avons désormais un secteur de services financiers plus concentré, puisque les banques d’affaires ont été fusionnées avec les banques de dépôt. Le paysage financier est à présent dominé par d’énormes conglomérats que les marchés percevront avec justesse comme beaucoup trop gros pour qu’on leur permette de faire faillite. Par conséquent, le problème de l’aléa moral se pose de façon encore plus aiguë.

En termes de régulation, cette situation a deux réponses possibles. La première est d’essayer de remettre les activités des banques dans leur boîte, c’est-à-dire de renverser les tendances des vingt dernières années en démontant les conglomérats financiers et en réimposant de strictes contraintes d'activité sur les institutions qui prennent des dépôt. Ce fut la réponse des États-Unis après la crise de 1929/1933, non seulement avec le Steagall-Glass Act voté par le Congrès, mais aussi quand les principales banques (la National City Bank et la Chase National Bank) annoncèrent que, de leur propre initiative, elles liquidaient leurs banques d’investissement filiales parce que les événements avaient montré que la banque commerciale et la banque d’investissement ne devaient pas être mélangées. Ironie de l’histoire, la réponse d'aujourd'hui est diamétralement opposée : les sociétés d'investissement non-bancaire ont soit disparu (Lehman Brothers), soit été poussées dans les bras de banques commerciales (Bear Stearns, Merrill Lynch), soit amenées à se transformer en banque de dépôt (Morgan Stanley, Goldman Sachs). Défaire ces nouveaux conglomérats bancaires universels présenterait d’énormes difficultés pratiques, et n’est probablement pas une option réaliste.

La deuxième approche est de neutraliser l’aléa moral en soumettant les institutions financières à un cadre réglementaire qui verrait les régulateurs intervenir d’une façon beaucoup plus intrusive, enquêter et si nécessaire aller au conflit. Un point crucial est que cette nouvelle approche régulatrice doit être authentiquement mondiale puisque les autorités nationales sont aujourd’hui empêchées de prendre des mesures par la crainte de voir les activités réglementées être transférées sous des cieux plus cléments.

Dans un livre paru en 1993 (International Banking Deregulation: The Great Banking Experiment, Wiley-Blackwell), je soutenais que si les banques continuaient à s’engager toujours plus dans les activités d’investissement dans les securities à l’échelle mondiale, on verrait se reproduire le krach de 1929. Mon analyse était fondée sur une observation : si les banques étaient autorisées à se diversifier loin de leur cœur de métier, alors l’aléa moral, qui revient à accroître volontairement la prise de risque sur les opérations bancaires traditionnelles, serait alors étendu à ces nouvelles activités, en l’occurrence les marchés de titres. La question était donc si le mélange des opérations bancaires et des opérations de titres pouvait être réglementé de façon à éviter le danger d'une déstabilisation catastrophique des marchés financiers. Après avoir considéré toutes les options, je concluais qu'il n'y avait pas de solution : « Permettre aux banques de s’engager dans des activités non-bancaires risquées peut soit déstabiliser le système financier en déclenchant une vague de faillites de banques, soit imposer des coûts potentiellement énormes aux contribuables en obligeant les États ou les agences publiques à entreprendre des opérations de soutien à durée indéterminée ».

La vue qui prévalait alors dans le monde universitaire, comme le suggère le compte rendu assez critique de mon livre publié dans le Journal of Finance (September 1993, pp. 1553-1556), était que la structure financière n’avait pas d’impact sur la stabilité du système. D’après la leçon apprise lors de la Grande Crise, une contraction monétaire comme celle qui était survenue après 1929 pouvait être neutralisée en injectant des réserves dans le système bancaire, et un flight to quality, c’est-à-dire une aversion soudaine et générale pour les titres les plus risqués, n’aurait pour effet que de redistribuer les réserves des banques : il était très peu probable qu’il mette en danger le système. Cette vision du comportement des marchés financiers, alors largement partagée, s’est révélée erronée. Comme nous avons pu l’observer ces derniers mois, un choc majeur résultant de pertes reconnues par les banques sur leurs portefeuilles de titres peut avoir un effet domino sur les institutions financières et finalement conduire à une paralysie des marchés de crédit, que les banquiers centraux sont impuissants à débloquer. Seule l'intervention radicale des États – avec des garanties sur les marchés monétaires, des garanties pour les prêts interbancaires, un dépôt de couverture d'assurance en urgence, des prêts directs au marché des titres commerciaux, et une nationalisation partielle du secteur bancaire – a empêché la répétition intégrale de la crise de 1929/33.

En plus de sous-estimer l'importance de la structure du marché financier, les universitaires spécialisés dans la finance ont négligé les caractéristiques des booms des marchés des biens et de crédit, pourtant bien documentées. Dans The First Crash, un livre paru en 2004 aux presses de Princeton et dont le sujet était la South Sea Bubble (la bulle des Mers du Sud, survenue en Angleterre en 1720), j'ai analysé le comportement des titres des Mers du Sud pour en conclure que, même en utilisant les techniques d'évaluation disponibles à l’époque, il y a des preuves écrasantes que le boom des Mers du Sud n’avait rien de rationnel. À la lumière de cet épisode lointain et d’autres plus récents, ma thèse centrale était que les autorités nationales doivent intervenir pour détourner les marchés de ces booms financiers insoutenables sur la durée. Je critiquais aussi une certaine tendance révisionniste dans l’histoire de la finance, dont les spécialistes ont tendance à insister excessivement sur la rationalité des acteurs et à sous-estimer parallèlement les phénomènes d’euphorie et de panique.

Ce que nous avons observé ces derniers mois est non seulement une fracture du système du monde financier, mais le discrédit d'une discipline, la finance. Il y a environ 4000 professeurs de finance dans les universités du monde, des milliers de papiers sont publiés chaque année, et pourtant la communauté universitaire n’a donné presque aucun, pour ne pas dire aucun avertissement sur le potentiel incendiaire des marchés financiers globaux. Est-il trop dur d’en conclure que malgré les ressources considérables qui nourrissent cette discipline, notre compréhension réelle du comportement des marchés financiers n’est pas aujourd’hui plus grande qu'elle ne l’était en 1929/33… ou en 1720 ?

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.