Crise financière : Achille et la tortue edit

12 septembre 2008

Une des leçons les plus importantes de la crise des subprimes est qu’au cours des vingt dernières années, les fonds propres des banques n’ont pas crû au même rythme que le crédit total et les risques.

Ces dernières années, les principales agences internationales ont averti à maintes reprises du risque d'une crise majeure, mais en même temps elles affirmaient que le système bancaire international était plus solide qu’il ne l’avait jamais été, grâce à la généralisation du contrôle prudentiel, aux règles d'adéquation du capital mises en place depuis le milieu des années 80, et surtout à la révision imminente des accords de Bâle.

La vérité est que nous avons assisté au cours des deux dernières décennies (en particulier depuis 1998) à un boom du crédit sans précédent, avec la part habituelle d'euphorie et d'évaluations exagérément optimistes. Les fonds propres des banques était suffisants dans le cadre de ce scénario favorable, mais ils ne pouvaient permettre d’affronter un choc significatif. Dès que l'humeur générale a changé, les taux du crédit interbancaire et les primes d'échange de défaut de crédit grimpèrent en flèche sur les marchés, jusqu’à suggérer une probabilité significative d'illiquidité du marché, voire d'insolvabilité de toutes les grandes banques, et ce en dépit des interventions extraordinaires des principales banques centrales qui ont joué les prêteurs de dernier ressort et, d’une façon tout aussi extraordinaire, ont volé au secours de Northern Rock, Bear Sterns et quelques autres.

Le problème pour le système bancaire européen a été bien décrit par les économistes de Citigroup, qui ont fait apparaître deux faiblesses significatives. La première est que la somme totale des actifs détenus par les banques a crû bien plus vite que les actifs dont le risque était évalué et garanti par des capitaux. Seconde faiblesse, la part matérielle des titres a diminué, ce qui signifie qu'une partie du capital a été principalement constituée d’actifs immatériels dérivant des processus de fusions au sein du système bancaire.

Un excès de crédit a pour corollaire une diminution des capitaux bancaires. Les travaux de recherche lancés dans le sillage de la crise financière ont montré que le ratio d’endettement (leverage) des banques a crû régulièrement depuis vingt ans. Ce phénomène est pro-cyclique, car il est amplifié par les décisions des ménages (elles-mêmes influencées par les prix de l’immobilier, poussés à la hausse par le crédit facile) et par les décisions du système bancaire, qui sont fondées sur le niveau de capital désiré. Or, ces deux moteurs du boom se sont brusquement arrêtés. Le résultat est un processus de deleveraging dans le système bancaire international, qui risque d’amplifier le resserrement inévitable du crédit, et ainsi d’aggraver l'impact macroéconomique de la crise.

La crise diminuera quand le ratio d’endettement des banques sera jugé soutenable par le marché. Cela suppose qu’une au moins de ces trois conditions soient remplies :
. que les banques (aussi bien les banques d’affaires que les banques commerciales) contractent leurs portefeuilles d’actifs jusqu’à les ramener à une plus juste mesure par rapport à leurs capitaux propres ;
. que les banques augmentent leur capital, ;
. que la perception des risques encourus retrouve un niveau assez favorable pour que le ratio actuel d’endettement soit considéré comme sans danger.
Cette troisième condition semble évidemment fort peu probable à court terme. Cela signifie que le choix se situe entre une recapitalisation des banques ou une plus grande contraction du crédit, avec les conséquences que l’on sait sur le plan macroéconomique. La priorité doit donc être de reconstruire la base capitalistique des grandes banques.

Les régulateurs utilisent tous leurs pouvoirs de persuasion pour pousser les banques à se recapitaliser, mais les titres qu’elles ont mis en vente n’ont même pas, jusqu’ici, compensé les nouvelles pertes qu’elles ont annoncées. Dans certains cas, l'écart est même tout à fait significatif. Les dernières données publiées par le Fonds monétaire international montrent que l’écart total est d’environ 100 milliards de dollars.

En d'autres termes, tous les efforts des régulateurs n’ont pu ramener le système bancaire à sa position d’avant le début de la crise. Si le marché a découvert que les fonds propres des banques n’étaient pas adéquats, il ne saurait tolérer une situation où les capitaux des banques sont plus bas qu'il y a un an, d’autant qu'une grande partie de la part immatérielle des titres s'est évaporée.

Ce processus d’ajustement qui rappelle le paradoxe d’Achille et la tortue a deux effets négatifs. Il maintient un sentiment de méfiance dans le système bancaire, créant une saturation dans le marché des actifs les plus liquides. Et surtout il peut encore aggraver l'effet de deleveraging et par voie de conséquence la crise du crédit. Ces deux effets peuvent rendre la crise encore plus longue et aggraver ses effets macroéconomiques.

Un des principaux obstacles à l'effort de recapitalisation est la réticence des banques à s’engager dans des opérations qui pourraient être très coûteuses et pourraient diluer significativement la part des actionnaires déjà présents. Des données présentées récemment par la Banque d'Angleterre montrent clairement que les banques ont d’abord préféré distribuer des instruments hybrides (essentiellement des titres de dette qui contiennent quelques éléments de titres de capital) ; dans un deuxième temps elles se sont tournées vers les fonds souverains pour leur vendre, hors marché, des titres obligataires convertibles. Ce n’est qu’au deuxième trimestre 2008 qu’elles ont commencé à lever des capitaux sous la forme de titres mis directement sur le marché. En d'autres termes, non seulement les injections de capitaux ont pris du retard par rapport à l'apparition de pertes, mais les instruments financiers qui ont été utilisés furent les moins « puissants » qui étaient disponibles, du point de vue de leur contenu capitalistique.

Ainsi le processus de recapitalisation des banques s’apparente-t-il à une nouvelle version du paradoxe de Zénon. Achille n'atteindra jamais la tortue, et donc les effets de la crise peuvent être très sérieux et durer très longtemps.

Le cas récent de Merrill Lynch prouve pourtant qu’une potion amère, mais réaliste, peut produire des effets positifs sur le marché. Quelques jours seulement après que John Thain, le directeur général de la banque, a expliqué qu’elle n'avait pas besoin de capitaux supplémentaires, le conseil d’administration a approuvé un plan complexe dont les composants principaux étaient la vente de CDOs (impliquant des prévisions de pertes de 4,4 milliards au troisième trimestre) ; un règlement définitif des affaires des rehausseurs de crédit (une garantie contre le risque de défaillance sur les titres), qui faisaient désordre ; et enfin l’émission d’actions pour 8,5 milliards de dollars, soit une augmentation de 38% du nombre d'actions. La plupart des analystes ont réagi positivement, la colonne Lex du Financial Times (29 juillet) jugeant même ce mouvement « cathartique » et « avant-coureur ».

En dépit de ces réactions favorables, la plupart des banques semblent encore hésitantes à suivre l’exemple de Merrill Lynch. Il est donc important d'encourager ces nouvelles émissions d’actions, quelque tort qu’elles fassent à court terme aux actionnaires existants. Les efforts des régulateurs doivent continuer, et conserver le même esprit coopératif qu’ils ont adopté avec succès dans le domaine du prêt en dernier ressort au cours des douze derniers mois.
De ce point de vue, on peut affirmer que le système financier global doit fait face à un double déficit : les capitaux liquides et les capitaux bancaires. Le premier déficit a été résolu avec des mesures extraordinaires et un effort de coopération tout aussi extraordinaire qui a changé profondément les mécanismes du prêteur de dernier ressort. La question du manque de capitaux bancaires exige elle aussi un effort extraordinaire et coordonné. C’est même encore plus important, car la législation européenne pourrait sur ce point s’avérer plus rigide que la loi américaine, puisqu’elle garantit aux actionnaires un accès prioritaire aux nouvelles actions.
Il est à cet égard intéressant de rappeler l'initiative récente d'un groupe d'investisseurs institutionnels britanniques, qui ont demandé une série d'initiatives destinées à faciliter la levée de capitaux tout en maintenant le principe de préemption en faveur des actionnaires existants. Aussi bien du côté de la demande que de l’offre, une volonté semble exister pour recapitaliser les banques.

Les régulateurs doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour encourager cette tendance. Il est vrai qu'ils peuvent avoir des sentiments mêlés sur ce sujet, parce que cela signifierait admettre qu’ils se sont trompés ou qu’ils ont fait confiance aux mauvais indicateurs (les actifs dont le risque était évalué et non l’ensemble des actifs). Mais les régulateurs doivent affronter la réalité, comme l’a fait Merrill Lynch : « La crise du crédit a détruit l'idée que les marchés financiers non régulés dirigent toujours l’épargne vers les investissements les plus prometteurs », comme l’écrivait Paul De Grauwe dans le Financial Times le 22 juillet. Cela signifie qu’il faut réviser sérieusement les mécanismes de régulation, notamment en matière d’adéquation des capitaux.

Il est d’une importance extrême d’aider les forces des marchés à pousser les banques à reconstituer leurs réserves, au moins aux niveaux d’avant la crise. Plus tôt nous le reconnaîtrons, plus vite la crise passera.

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