Éviter le no-deal brexit par accident edit

15 février 2019

Le 29 janvier, la presse saluait la victoire de Theresa May à Westminster. Avec l’adoption de l’amendement Brady et le rejet de l’amendement Cooper, elle avait réussi à obtenir un mandat pour renégocier le filet de sécurité irlandais en échange de fumeux « alternative arrangements » et obtenu de ne pas se lier les mains en écartant le no-deal. Après le rejet humiliant par 230 voix de l’accord négocié pendant 18 mois pour un brexit ordonné, ces votes, selon les commentateurs, la remettaient en selle !

À la racine des incompréhensions sur le brexit il y a un simple fait insuffisamment considéré : pendant que les observateurs essayaient d’évaluer les scénarios de brexit à l’aune des futures relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne et pesaient les avantages ou les coûts économiques de telle ou telle option, l’impact sur les migrants et les expatriés, l’affaiblissement de l’Europe dans un contexte géopolitique bouleversé et même le sort de la paix civile entre Irlandais, les dirigeants conservateurs britanniques de Cameron à May n’ont eu qu’une obsession : le maintien de l’unité de leur parti, une unité tenue en otage par les brexiters radicaux.

À quelques semaines de l’issue programmée du brexit aux termes de l’article 50, la bataille parlementaire fait rage et l’issue reste imprévisible. Essayons de comprendre ce qui se présente sous la forme de batailles procédurales et qui renvoie en fait à la cohésion d’une nation, à son avenir économique et social et au fonctionnement de sa démocratie. Pour ce faire il faut distinguer divers types de jeux se jouant sur trois scènes, où chaque acteur a ses atouts et ses lignes rouges, ses horizons temporels et ses contraintes institutionnelles.

La scène centrale est à Bruxelles. S’y jouent les modalités de la séparation et l’esquisse des relations à venir entre le RU et l’UE. Côté européen l’accord financier sur les modalités de la sortie, sur le statut des expatriés et sur la frontière entre nord et sud de l’Irlande ont été obtenus, ainsi qu’une période de transition extensible permettant de fixer les modalités finales d’organisation des échanges et de coopération entre les deux ensembles. Trois lignes rouges ont été tracées par la partie britannique : sortie de l’union douanière et du marché unique (Brexit means brexit), liberté de passer des accords commerciaux avec les pays tiers après la sortie, pas de frontière physique entre Irlande du Nord et Irlande du Sud avant d’établir une frontière invisible. L’incompatibilité entre elles de ces trois lignes rouges britanniques n’a été réglée que par le filet de sécurité irlandais (backstop) qui avait le mérite de satisfaire l’une des trois conditions européennes. Dans leur bras de fer avec les Britanniques les Européens ont joué de leur cohésion interne et de la clarté de leurs objectifs. Ils ont pu ainsi imposer leur agenda et leur tempo et su éviter que les concessions consenties aux Britanniques puissent être considérées comme une prime à l’exit. À l’inverse l’indécision permanente des Britanniques, les contradictions internes et les mythes auto-entretenus, fruits d’une campagne détachée du réel, ont abouti à un accord qui a d’emblée suscité l’ire des brexiters les plus radicaux au sein du Parti conservateur. Pour un parti qui avait fait campagne sur le « take back control » l’accord organisait, à leurs yeux, la vassalisation du Royaume-Uni. L’UE a su construire un jeu qui lui était favorable, sa cohésion interne n’a laissé aucune prise aux Britanniques qui du coup n’ont pas pu jouer de leur statut d’importateur net pour diviser les exportateurs européens. N’ayant rien cédé, l’UE a du coup réussi à faire de la stratégie d’exit un repoussoir et de la renégociation de tel ou tel terme des traités, une impossibilité.

La deuxième scène se situe donc à Londres au sein du Parti conservateur. Elle oppose hard brexiters et soft brexiters et va tourner autour du backstop irlandais. Elle va opposer également soft remainers et soft brexiters sur l’accord négocié par Mme May. Longtemps, celle-ci soutiendra qu’il n’y a que son accord sur la table mais, après l’échec humiliant auprès des Communes, elle va se rallier à l’amendement Brady, non pas qu’elle croit à une renégociation possible du backstop irlandais mais parce qu’elle veut contraindre son parti, brexiters et remainers réunis à choisir entre un cliff edge brexit et un brexit conforme aux termes de l’accord. En payant de sa personne à Bruxelles, en accélérant les préparations à un hard brexit, et en donnant à voir ce que seraient les effets d’une sortie brutale, elle veut acculer ses amis conservateurs à un choix binaire : May deal versus no deal. Son pari court toujours au moment où ces lignes sont écrites.

Pour les remainers conservateurs le jeu se déplace alors vers le Parlement. Ce n’est qu’en sortant des disciplines de parti et en forgeant une alliance avec les remainers du Labour que l’intérêt général tel qu’ils le conçoivent peut être le mieux servi (the country before the party). Sur le papier, il y a une majorité à Westminster contre le hard brexit et le no deal. Il suffit donc de faire converger les partisans des deux bords autour d’une solution norvégienne, de deuxième vote, et en tout cas de sortie différée en attendant qu’un meilleur compromis soit négocié avec l’UE. C’est cette convergence que Jeremy Corbyn a fait échouer en refusant de mobiliser son parti en faveur de l’amendement Cooper. Il y a donc un accord de fait entre May et Corbyn pour préserver d’abord la cohésion de leur parti et pour ne pas trancher les querelles internes entre brexiters et remainers même au prix de catastrophes à venir. L’habileté de Corbyn a été de consentir en paroles à un soutien du remain, qu’il sait populaire parmi ses troupes tout en cherchant d’abord à faire chuter Theresa May et à provoquer des élections générales avant de se résigner à laisser courir madame Cooper sans jamais mobiliser ses troupes et en laissant même les brexiters de son parti saboter l’amendement Cooper.

Quels compromis peut-on dès lors envisager pour échapper au pire, à savoir une sortie sans accord qui ne manquerait pas d’aggraver les fractures britanniques et l’éloignement de l’UE ?

Rouvrir la négociation sur le backstop n’a guère de sens. Outre qu’il n’existe pas de solutions techniques permettant l’érection de frontières invisibles, on voit bien qu’une limitation dans le temps ne satisferait pas les conservateurs enragés qui veulent une sortie nette à l’heure dite. Michel Barnier peut rédiger un codicile affirmant que l’intérêt de l’union est que le backstop soit le plus court possible, cela ne lèverait pas l’accusation de vassalisation britannique.

Chercher un accord entre remainers des deux bords ne fait pas plus de sens aujourd’hui. Dans les délais qui courent il est impossible de s’entendre sur quelque solution que ce soit, deuxième referendum, option norvégienne ou autre. À l’inverse, un ralliement pur et simple de quelques travaillistes à la solution May signerait l’échec stratégique de Corbyn qui n’aurait obtenu ni l’union douanière ni la chute de May même s’il éviterait le cliff edge.

Reste une option : accorder des délais pour que le no deal ne s’impose pas mécaniquement le 29 mars parce que les habiletés de Mme May et M. Corbyn auraient échoué. Pour cela il faut que l’UE soit engageante et chaleureuse, qu’elle explique combien le RU est nécessaire à l’Union et comment les textes européens peuvent se révéler plastiques dès lors que la volonté politique est au rendez-vous. Pour ce faire l’initiative revient au gouvernement britannique et au Parlement qui ne doivent pas laisser Mme May dérouler sa tactique jusqu’à l’issue fatale.

Il est trop tôt pour faire l’analyse du dévoiement du Parti conservateur, ou des errements de la procédure référendaire, ou de la frivolité de politiques récusant la légitimité des experts, rejetant les arguments économiques, faisant campagne sur des promesses irréalistes. Mais la radicalisation des discours, le fanatisme des europhobes et les manipulations de l’information resteront comme les symptômes d’une mue pour le pire du Royaume-Uni.

Concrètement, après l’échec probable de la solution May d’un codicile précisant les conditions du backstop, les remainers des deux bords devront prendre leurs responsabilités. Les ministres qui s’opposent à l’absence d’accord doivent déclarer publiquement qu’ils soutiendront toute initiative parlementaire de report des échéances. Les remainers travaillistes, quant à eux, doivent être prêts à affronter les manœuvres de Corbyn et rallier les députés conservateurs dans la demande d’un report des délais de sortie et dans la défense d’une solution permanente d’union douanière. 79% des membres du Parti travailliste veulent un nouveau vote, 61% considèrent que la question européenne est la plus importante contre 9% qui citent la santé et l’environnement comme la priorité suivante. Résister à Corbyn est donc à portée de la main pour des travaillistes qui savent que leur base reste favorable au projet européen.

Au moment où les premières manifestations d’un no-deal apparaissent avec la décision de Nissan de ne pas produire un nouveau véhicule à Sunderland malgré les promesses faites par M. Ghosn et les contreparties obtenues de Mme May et alors que les effets d’une rupture des flux d’échanges s’étalent dans la presse, il est urgent de reprendre la pédagogie d’une issue négociée et de résister au plan des conservateurs europhobes fanatiques.