L’UE et le nationalisme vaccinal edit

2 février 2021

Que n’avait-on dit de l’incapacité de l’Europe à déployer, face à la pandémie, une stratégie commune d’approvisionnement en masques réactifs et respirateurs. Le spectacle affligeant du chacun pour soi, les réquisitions sur les tarmacs de masques destinés aux pays voisins et amis, les interdictions d’exportation au sein du marché unique de produits devenus rares… Tout a participé à ce qu’il y a de pire dans l’Union, l’impréparation, l’égoïsme, voire le ridicule quand la Chine et Cuba venaient en aide à l’Italie.

Avec le vaccin la stratégie adoptée a été différente : choix d’un portefeuille varié de vaccins encore en développement, achat en commun des doses nécessaires à la vaccination de tous les Européens, fourniture égalitaire et programmée en fonction des populations, négociation rigoureuse des prix et des clauses de responsabilité auprès des laboratoires.

La politique commune d’acquisition de vaccins avait pour vertu d’éviter la concurrence, le chacun pour soi, l’inégale expertise et le poids inégal des États membres face aux laboratoires pharmaceutiques.

Dans un monde qui risquait d’être gagné par la pénurie sitôt les vaccins validés, la politique communautaire avait ce mérite supplémentaire d’éviter que les pays riches de l’UE ne raflent la mise en surpayant les premières doses disponibles, abandonnant les pays du Sud et de l’Est de l’Europe à la pénétration chinoise et russe.

Enfin en préfinançant les développements industriels et en prévoyant très en amont les modalités de distribution des vaccins produits, l’Union s’assurait contre le patriotisme vaccinal et préservait l’intégrité du marché unique et la cohérence des chaînes de valeur.

En articulant aides à la recherche, précommandes communes et répartition au pro rata des populations, processus de validation par lAgence européenne du médicament, démarrage simultané des vaccinations, l’UE avait semble-t-il conjuré la malédiction du ratage de la politique des masques, tests et respirateurs.

À l’arrivée l’Union fait plus mal que les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada ou Israël, tant en termes de choix des vaccins que de volume des commandes ou en capacité à vacciner rapidement les populations. Elle déclenche même un début de guerre commerciale avec Londres à propos du vaccin AstraZeneca et met en cause le protocole irlandais du Brexit. Et à nouveau la spirale de la défiance et de l’euroscepticisme reprend, notamment en Allemagne où la presse populaire dénonce pêle-mêle une politique qui sacrifie l’intérêt national sur l’autel communautaire, la politique de la Commission qui privilégie le juste retour industriel sur la santé des citoyens, et la capture politique par les champions industriels notamment français avec Sanofi. Avec l’affaire AstraZeneca c’est même la compétence juridique de la Commission et son aptitude à mener à bien une politique de la commande publique qui sont mis en cause. Et à nouveau resurgit la querelle sur l’incapacité de l’Union à faire face à ses responsabilités.

Dans cette querelle faite à l’Europe on mêle en fait trois types d’arguments : ceux qui tiennent aux compétences européennes plus ou moins bien assurées, ceux qui tiennent aux aléas de toute décision en univers incertain et ceux qui tiennent aux particularismes nationaux.

Pourquoi les choix faits en matière de portefeuille vaccinal se sont-ils révélés moins adaptés que ceux faits par exemple par Israël, le Royaume-Uni ou les États-Unis ?

L’Europe, comme les État-Unis, a fait le choix de miser sur les trois types de vaccin développés simultanément, ceux classiques basés sur la technologie du virus affaibli, ceux basés sur une plateforme bien maîtrisée d’adénovirus et ceux plus innovants sur l’ARN messager.  Un portefeuille équilibré relevait d’une stratégie prudente largement justifiée au vu des incertitudes sur le nouveau virus et sur l’aptitude des industriels du secteur de relever rapidement le défi.

La comparaison avec les États-Unis permet de relever quatre différences majeures. Là où aux États-Unis l’action de la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA, un bureau du département de la Santé chargé de l'acquisition et du développement de contre-mesures médicales) et l’opération Warp Speed sous l’impulsion du tsar du vaccin, Moncef Slaoui, ont permis de concentrer en peu de temps des moyens considérables permettant aux Américains d’être les premiers bénéficiaires des percées réalisées, l’Europe a procrastiné, dilué des moyens insuffisants, apparemment cédé à des considérations de juste retour et elle s’est montrée incapable d’ajuster sa politique au moment où les premiers résultats étaient publiés[1].

Warp Speed, c’est un financement de 10 milliards de dollars dont une bonne partie à fonds perdus, quand l’effort européen  était concentré sur les précommandes. Pour ne prendre qu’un exemple rapporté par Stéphane Bancel, le patron de Moderna, le préfinancement américain a été de plus de deux milliards de dollars alors que le vaccin n’était qu’une maquette : un milliard pour la recherche et le reste en pré-commandes. Rien d’équivalent n’a été mis en place côté européen. À signaler toutefois, BioNtech a bénéficié d’aides allemandes et européennes pour développer son vaccin et que les vaccins Pasteur bénéficient de l’effort de recherche français[2].

L’Union a par ailleurs négocié d’arrache-pied les meilleurs prix pour les vaccins à venir, là où l’attitude américaine ou israélienne était le « quoiqu’il en coûte ». L’UE a payé le BioNtech Pfizer 24% moins cher que les États-Unis et 45% moins cher le vaccin AstraZeneca.

L’UE a mis plus de temps pour aboutir à un accord car elle a pris le relais de l’Allemagne et de la France en cours de route, alors que les délais étaient cruciaux pour la file d’attente en cas de succès et plus encore pour le déploiement de solutions industrielles. La stratégie de prudence dans l’instruction des dossiers s’explique certes par les ratés du démarrage, les enjeux de sécurité et la vigilance du Parlement européen, mais elle avait des conséquences tangibles.

Négociant pour l’ensemble des membres de l’Union, grands et petits pays, riches et pauvres, abritant ou non des entreprises pharmaceutiques, l’UE a dû composer avec ces réalités, ce qui l’a conduit à négocier fermement sur les prix, à prendre le temps de la recherche du consensus, à équilibrer les commandes entre producteurs. L’UE s’est imposée un panier de produits respectant la règle des trois tiers : un petit tiers à chacun des trois grands européens Royaume-Uni/Allemagne/France, et un résidu aux non – Européens notamment américains… sauf qu’ils se sont révélés les plus innovants avec notamment Moderna.

Tous ces facteurs vont se conjuguer quand il apparaît que les tests de phase 3 montrent la supériorité des solutions ARN-Messager : l’Europe va se révéler incapable de redresser la barre et d’infléchir sa politique de commandes.

En résumé l’Union a privilégié le prix sur la disponibilité, le respect des procédures sur l’urgence, elle a apparemment favorisé le cartel des producteurs européens, elle a privilégié la solidarité sans y mettre le prix, elle a pris le risque de nourrir l’euroscepticisme.

Comment démêler les critiques légitimes et les bouffées d’euroscepticisme classiques ?

Avec le recul et la conscience des formidables coûts en vies humaines et en perte de croissance, il était absurde de privilégier le prix. Mais à partir du moment où l’UE a fait le choix d’embarquer les 27 elle devait tenir compte des réticences de la Bulgarie, de la Pologne ou de la Hongrie à payer des prix jugés injustifiés pour des solutions non encore validées des vaccins à ARN Messager.

Avec le recul il était tout aussi absurde de faire des pesées nationales avec la règle des trois tiers mais c’est oublier là aussi que le président Trump était prêt à payer très cher un accès prioritaire aux vaccins CureVac ou Sanofi et qu’au total ce n’est qu’après que les accords eurent été signés, souvent avec quelques semaines de décalage en Europe par rapport aux États-Unis, qu’on a identifié les vaccins efficaces, ceux qui l’étaient moins et ceux qui ne verraient pas le jour. Bref l’argument du patriotisme industriel ne se trouve pas confirmé par les faits.

Quand les signes d’une supériorité avérée des vaccins ARN Messager sont apparus, il eût été légitime de doubler la mise pour accéder rapidement à ces vaccins et préparer dans de bonnes conditions les opérations de vaccination. Mais d’une part l’UE n’avait plus d’avantage dans la négociation puisque tous les pays se bousculaient et que les capacités de production installées étaient saturées. D’autre part, l’Allemagne, qui avait négocié à part une commande supplémentaire auprès de BioNtech, a dû accepter, par esprit européen, d’entrer dans le rang.

Quand la pandémie frappe et que l’enjeu est de sauver des vies humaines, on pourrait estimer que les délais d’homologation d’un nouveau vaccin pourraient être accélérés ce que firent les britanniques et les Américains. Mais l’importance du mouvement anti-vax en Europe, la culture de la précaution et la défiance à l’égard des Big Pharma ont conduit l’Agence européenne du médicament à instruire les dossiers en fonction des règles de l’art et la Commission à ne pas exonérer les industriels de leur responsabilité en cas d’accidents.

En somme, investie d’un pouvoir exceptionnel – négocier pour les 27 – au nom d’une solidarité européenne exemplaire et inédite sous la surveillance des pays membres, et dans un contexte d’aversion au risque, l’Union a plutôt bien mené les négociations dans des délais maîtrisés (les retards tant dans la négociation des contrats et l’homologation par l’AEM ont été de quelques semaines) et obtenu des résultats appréciables. Faut-il rappeler que la politique sanitaire n’est pas de la compétence de l’Union, que l’Europe n’a pas de BARDA et que des négociations individuelles de chacun des 27 auraient abouti à de plus mauvais résultats ? La comparaison avec les Etats-Unis plaide à l’inverse pour les vertus de l’intervention massive, concentrée, du pouvoir discrétionnaire, de la négociation opaque, de la prise de risque et donc de l’accélération des procédures… Bref tout ce que n’est pas l’UE.

Une fois réglés les problèmes d’homologation, de commandes et de distribution, reste le problème de la vaccination et là aussi l’Europe fait plus mal que les États-Unis ou les Britanniques. Rappelons les ordres de grandeur : le Royaume-Uni vaccine à un rythme trois fois supérieur à celui de l’UE et les États-Unis à un rythme deux fois supérieur. Le seul fait que le Danemark fasse mieux que la France, que les Pays-Bas aient démarré plus tard que l’Allemagne, que certains aient fait le choix de vaccinodromes et que d’autres aient privilégié les EPHAD et la médecine de ville avant de changer de stratégie illustre le fait qu’à conditions initiales égales, les particularismes nationaux font la différence. Là aussi l’imputation à l’UE d’une responsabilité dans la piètre performance d’ensemble ne semble pas justifiée.
Quelles conclusions tirer de cette séquence ?

L’UE n’est pas une fédération dotée d’un pouvoir exécutif fort, elle ne compte pas la politique sanitaire dans ses attributions, c’est à l’inverse une institution qui procède des nations, qui agit sur la base d’un mandat et qui obéit donc à des processus normés. Ce n’est certes pas une découverte mais la gestion de l’affaire des vaccins l’illustre bien. Les commandes tardives dénoncées par Moderna ou AstraZeneca ne sont pas dues à la bureaucratie européenne mais au temps perdu qu’il a fallu pour passer de l’Alliance vaccins limitée au départ à quelques pays (France-Allemagne essentiellement) à une opération communautaire.

L’UE n’a pas plus mal négocié que ne l’auraient fait l’Allemagne ou la France. Dans le cas du contrat AstraZeneca ce n’est pas d’incompétence juridique qu’il s’agit mais de la tentative de l’entreprise de s’abstraire de ses responsabilités contractuelles en matière de délais de livraison, ajouté au fait que ses usines performantes sont au Royaume-Uni et que ses usines en difficulté sont en Europe continentale. AZ a cédé aux pressions de Boris Johnson en donnant l’exclusivité des livraisons des usines insulaires aux Britanniques.

Dans ce cadre la performance globale de l’UE est correcte alors qu’elle est négativement ressentie par les opinions publiques ce qui contribue à nourrir l’euro scepticisme. L’UE a su diversifier les risques, comme les États-Unis ; elle n’avait pas à sa disposition l’outil BARDA mais l’Allemagne a aidé BioNtech ; elle a dissuadé CureVac de céder aux sirènes trumpiennes et fait rentrer Sanofi dans le rang après que son patron eut annoncé que la priorité serait donnée aux plus gros payeurs. Le temps communautaire n’est pas compatible avec la réactivité, la surenchère en matière de prix ou le flou dans le partage des responsabilités pénales avec les firmes pharmaceutiques.

Il y a donc un coût à la coordination mais il y a aussi un coût au sauve-qui-peut individualiste.

La question dès lors est double : l’Union gagne-t-elle à conquérir de nouveaux domaines de compétence quand les moyens lui sont mesurés ? Et la France aurait-elle fait mieux seule ?

La France a pris très tôt un contact avec Moderna, elle aurait donc pu conclure plus tôt et disposer de plus de doses. Mais on connaît aussi les tropismes français et la priorité qui aurait sans doute été donnée à des solutions nationales avec Sanofi ou Pasteur. Reste l’essentiel : face à l’urgence, la France découvre que ni Moderna, ni BioNtech, ni AstraZeneca ne fabriquent en France, sa seule ressource pour accélérer la production des vaccins homologués est d’inciter Sanofi à jouer les sous-traitants.

Expérience faite, l’UE a découvert les limites de son action et la lourdeur de ses procédures. Cette situation nourrit autant la tentation de l’exit chez certains membres que l’appel à une sortie par le haut.

L’exit est illustré par la Hongrie qui, après avoir freiné la négociation, revendiqué un traitement égalitaire et le prix le plus bas et dénoncé l’égoïsme franco-allemand, traite en solitaire avec la Russie et la Chine après avoir bénéficié de l’allocation communautaire !

La sortie par le haut est en train de se dessiner avec la création d’une BARDA européenne, avec le déblocage dans l’urgence d’une ligne de crédit pour verser les acomptes aux compagnies pharmaceutiques, avec la co-initiative Covax pour vacciner les pays pauvres avec la mobilisation de l’appareil de production pharmaceutique européen pour accélérer la production de vaccins. L’UE aura d’autres pas à franchir pour disposer d’un instrument efficace : adopter le modèle de l’agence quand une compétence est transférée, déployer une politique intégrée recherche/production/commande publique c’est-à-dire donner force et consistance à une politique jusqu’ici improvisée mais qui mérite d’être institutionnalisée.

 

[1] C’est le 2 mars 2020 que Donald Trump recevant à la Maison-Blanche les industriels du vaccin découvre les avancées de CureVac et de Moderna dans l’ARN Messager et tente de se réserver la primauté des découvertes. Les accords du BARDA avec Johnson&Johnson datent du 11 février et ceux avec Sanofi du 18. L’opération Warp Speed avec ces 10 milliards de crédits alloués et ses 300 millions de doses commandés date du 15 mai. Le 13 juin l’Inclusive Vaccine Alliance (Fr-All-PB-Italie) conclut sa première négociation avec AstraZeneca. Ce n’est que le 17 juin que le relais est pris par l’union et qu’un plan à 27 est soumis pour approbation. La Commission alloue alors 2,1 milliards d’euros pour des commandes communes.

[2] Mi-septembre Berlin versait 375 millions d'euros à BioNtech et 252 millions à CureVac pour accélérer la sortie de leurs vaccins.