Et si les marchés financiers n'étaient pas myopes ? edit

3 février 2007

Comment imaginer qu'une multitude de boursicoteurs incultes, à cent lieues des réalités industrielles, puisse aboutir à un prix qui serait soumis à autre chose qu'aux lubies du moment ? L'expérience invite pourtant à sortir des idées reçues.

Au début du XXe siècle, le statisticien britannique Francis Galton assiste à un jeu de foire. Un paysan expose l'une de ses vaches et propose aux badauds de parier sur son poids après dépeçage. Les participants sont invités à inscrire leur pronostic sur un morceau de papier, puis à le placer dans une urne. Celui qui s'approchera le plus de la vraie valeur emportera la mise. Francis Galton, élitiste, pense trouver là l'occasion d'attaquer le système démocratique, en démontrant à quel point les choix collectifs sont mauvais. Il recueille les différents paris, en calcule la moyenne et la dispersion. A sa grande surprise, cette moyenne est presque identique au véritable poids de la vache ! Mieux encore, la distribution des réponses suit une courbe en cloche, l'essentiel des paris se massant autour de la moyenne fatidique. Il ne s'agit donc pas d'un accident, mais d'une manifestation de l'intelligence supérieure de la collectivité. Et si cette sagesse des foules était la clef de voûte des marchés financiers ?

Après tout, leur fonctionnement même repose sur l'intelligence collective de centaines de milliers d'agents à l'affût de la « bonne affaire ». Ceux-ci, dès qu'ils identifient une entreprise dont la cote boursière est faible au regard du niveau de ses profits, se portent acquéreurs ; ceci fait alors remonter la valeur des actions jusqu'au niveau où, collectivement, les acteurs jugent l'entreprise valorisée à son juste prix. Ce mécanisme solide qui ne repose que sur une double hypothèse, l'appétit pour le gain et l'absence de délires unanimes, fonde ce que les économistes appellent l'« efficience des marchés ». Poussée à sa limite, cette théorie prédit que tenter de boursicoter est une perte de temps, car les prix des actions sont justement la « meilleure estimation » de la valeur de l'entreprise sur la base de l'information disponible. En somme, seul le délit d'initié permettrait de battre le marché !

Même ainsi posée, l'efficience des marchés garde quelque chose d'un peu métaphysique, et en France, le bon sens aussi bien que le bon goût semblent imposer d'y voir un conte pour enfants. Comment imaginer qu'une multitude de boursicoteurs incultes, à cent lieues des réalités industrielles, puisse aboutir à un prix qui serait soumis à autre chose qu'aux lubies du moment ? Comment penser que des agioteurs ignorants puissent voir plus loin que leur bonus de fin d'année ? Très largement partagés, ces doutes légitimes sont exprimés en France par une armée de commentateurs, d'hommes politiques de tous bords et même par certains des économistes les plus en vue. En politique économique, les conséquences de cette vision sont évidentes : si le marché n'est pas fiable, pourquoi lui confier quelque rôle que ce soit dans les opérations de restructuration, de fusion acquisition, ou même les choix d'investissement des entreprises. Après tout, qui, mieux que le management de l'entreprise sait ce qu'il convient de faire pour en assurer la pérennité et la croissance ? Les plus dirigistes invoqueront le rôle de la puissance publique, garante de l'intérêt collectif face aux caprices des financiers, mais personne ne viendra, dans le débat français, défendre les vertus du marché.

Or ce consensus est erroné. On peut s'en convaincre en prenant au mot les détracteurs du marché. Si les marchés commettaient des erreurs répétées dans l'évaluation des projets industriels, il y aurait, pour des investisseurs avisés, des moyens simples de faire fortune à coup sûr. Par exemple, si l'on pense vraiment que le marché surestime les bienfaits des OPA, il suffirait, à chaque fois qu'une entreprise se lance dans une telle opération, de parier sur la baisse du titre. Inversement, si l'on pouvait être sûr que le marché était court-termiste (autrement dit s'il avait tendance à sous-estimer l'importance des profits de long terme), il suffirait d'acheter les actions des entreprises investissant dans des projets industriels à horizon long (les biotechnologies par exemple), forcément sous-évalués, et d'en engranger dans les profits quelques années.

Or, dans la pratique, il est très difficile de trouver de telles stratégies. Très difficile mais pas impossible, puisque de telles failles à la sagesse collective font la fortune des fonds d'investissement les plus sophistiqués – les fameux hedge funds. Mais précisément, en exploitant ces erreurs, ces investisseurs les font rapidement disparaître. Autrement dit, le marché n'est pas tout à fait efficient, mais presque.

Un exemple : après l'éclatement de la bulle internet, en mars 2000, le cours de l'action Cap Gemini, une grosse société de conseil en informatique, est passé de près de 350 euros à moins de 15 euros à l'automne 2002. La direction se plaint à l'époque, d'être injustement punie par le marché. Le PDG de la société aime à raconter que le cours de l'action a été sauvé alors par les hedge funds, qui ont trouvé judicieux d'investir dans une société sous évaluée. Bien leur en a pris car aujourd'hui, l'action vaut plus de 50 euros.

Ce constat suggère en particulier que, contrairement aux reproches dont il fait fréquemment l'objet, le marché ne peut être durablement affecté de myopie. En fait, si les marchés financiers pèchent parfois, c'est plutôt par excès d'optimisme, comme à la fin des années 1990. Lorsqu'une bulle spéculative se forme, les investisseurs se ruent sur les actions, déversent sans mesure leur épargne dans le financement d'entreprises nouvelles : alors, oui, l'intelligence collective prend effectivement des vacances. Mais on notera que dans ce cas, le marché est plutôt excessivement « long termiste » que court-termiste, car il accepte de financer très largement des projets incertains qui ne génèrent pas de profits immédiats.

Cette patience, le marché la manifeste aussi en temps normal. Si l'on regarde l'ensemble des entreprises cotées aux Etats-Unis, disons, en 2004, l'on s'aperçoit que le tiers d'entre elles font des pertes. Mieux encore : ces sociétés qui s'affranchissent sans vergogne de la fameuse « dictature des 15% de rendement » sont les « chouchous » des investisseurs. En effet, ce sont celles dont la valeur de marché – par rapport à leur taille – est la plus élevée. Comment expliquer ce paradoxe apparent ? Il s'agit en fait d'entreprises innovantes, celles dont les dépenses en R&D excèdent les recettes dans le futur immédiat. Elles sont recherchées précisément parce que les investisseurs parient sur leur succès futur. Outre-Atlantique, l'argent des marchés financiers est si patient qu'il finance la recherche et la croissance.

Rien ne permet de penser que, face à la sagesse de ces foules un peu turbulentes, les comités d'experts soient préférables. C'est même l'un des enseignements surprenants de la recherche en psychologie cognitive des dernières décennies. Les psychologues y établissent que les experts souffrent d'excès de confiance : même confrontés à leurs erreurs passées, ils continuent de surestimer la qualité de leur diagnostic.

Cette opposition entre l'arrogance d'experts demi-savants et la sagesse des foules colle fort bien au ton de la campagne présidentielle. L'apologie de l'intelligence collective, qu'elle soit incarnée par le « pays réel » ou les débats participatifs, a forgé le style des principaux candidats à l'élection d'avril. Y croient-ils vraiment ? C'est une autre question. Certains commentateurs politiques restent sceptiques et peinent à y voir autre chose qu'un marketing politique habile. Or c'est peut-être en prenant au mot nos candidats sur cette intuition retrouvée du pouvoir de l'intelligence collective qu'on peut espérer réconcilier les Français avec le capitalisme : on ne peut sans contradiction vanter la sagesse de la foule et se défier systématiquement des marchés financiers.