Euronext : laboratoire de l'euro-patriotisme économique ? edit

10 novembre 2006

Le petit monde des places financières est en pleine consolidation. Les deux géants boursiers américains, le NYSE et le Nasdaq, après avoir fusionné, respectivement, avec Archipelago et Inet, tournent désormais leurs regards vers l’Europe. La bourse de Londres, un temps courtisée par Francfort, puis Paris, finira probablement par convoler avec le Nasdaq, la bourse des valeurs technologiques américaines. Quant au NYSE, il a porté son dévolu sur Euronext, la holding pan-européenne regroupant les bourses d’Amsterdam, Paris, Bruxelles et Lisbonne. Que faut-il en penser ?

Les deux groupes ont signé un accord prévoyant leur fusion en 2007. Le projet présente bien des avantages pour les deux partenaires. Il permet notamment au NYSE d’élargir ses activités aux produits de dérivés (à travers le LIFFE, la plate-forme de produits dérivés opérée par Euronext) et d’offrir aux émetteurs internationaux une échappatoire à la contraignante loi Sarbanes-Oxley. Pour Euronext, cette fusion est l’opportunité d’accéder aux épargnants américains et d’augmenter son pouvoir d’attraction pour les émetteurs internationaux. Les assemblées générales des actionnaires des deux groupes doivent trancher au mois de décembre prochain.

Ce projet a réactivé l’intérêt de la bourse allemande, Deutsche Börse, pour Euronext. Certes, le management d’Euronext dit préférer le projet américain, mais rien n’interdit à l’opérateur de Francfort de solliciter directement les actionnaires, via une OPA. Après tout, si la fusion Deutsche Börse – Euronext est meilleure, elle doit aussi être plus profitable, et donc permettre à l’opérateur allemand de payer plus cher. Or, point d’OPA à l’horizon : cherchez l’erreur.

New York ou Francfort, les actionnaires n’auront peut-être pas le dernier mot. Dès l’annonce des fiançailles avec le NYSE, le Président de la République s’est prononcé résolument en faveur d’un projet franco-allemand pourtant vague. Plus mesuré, le Ministre de l’économie se dit « vigilant ». Le rapport Lachmann, qui résume la position officielle de la « place de Paris », a fait écho aux réticences politiques. Pour ses défenseurs, le mariage franco-allemand aurait l’immense avantage de contribuer à la construction européenne. Que faut-il penser de ce nouvel avatar du patriotisme économique? Quels sont les avantages respectifs des deux projets ? Il n’y a pas un mais au moins trois débats distincts.

Le premier concerne l’impact de chaque projet sur les utilisateurs finaux d’Euronext (émetteurs, investisseurs etc.). Quel est le mariage le plus à même d’augmenter la liquidité de la nouvelle entité, permettant ainsi aux investisseurs et aux émetteurs de réaliser des opérations boursières au moindre coût? Cette question n’est pas celle qui a retenu le plus d’attention, peut-être parce qu’elle apparaît trop byzantine. Pourtant c’est celle pour laquelle l’intervention des « stakeholders » d’Euronext est la plus justifiée. En effet un accroissement de la liquidité du marché peut avoir des conséquences macroéconomiques de premier ordre en réduisant le coût du capital pour les émetteurs et en permettant aux épargnants de disposer, à moindre coût, de portefeuilles bien diversifiés.

Sur ce point, le projet Euronext-NYSE présente bien des atouts. La fusion de ces deux bourses pourrait faciliter l’accès des émetteurs européens à l’épargne américaine et allonger la liste des entreprises internationales à la cote d’Euronext, malgré des problèmes réglementaires et informatique, en partie surmontables. Ces obstacles sont moindres dans le projet franco-allemand mais les gains apparaissent plus faibles. Tout d’abord, les acteur présents à Francfort sont déjà presque tous actifs à Paris, ce qui amènera peu de nouveau clients. De plus, le projet prévoit le maintien d’une séparation entre les systèmes de règlement-livraison de Deutsche Börse et d’Euronext (Clearstream dans le premier cas, Euroclear dans le second cas). Ces systèmes prennent en charge le règlement des transactions après leur exécution. La fusion de ces systèmes peut, via des économies d’échelle, considérablement diminuer les coûts pour les intervenants sur les deux bourses. Mais cette fusion n’est pas à l’ordre du jour dans le projet actuel de Deutsche Börse, un peu comme si on conservait deux réseaux de voies ferrées parallèles pour les mêmes destinations.

Ce montage, pour le moins étrange, est motivé par des choix stratégiques différents pour Euronext et Deutsche Börse. Deutsche Börse s’occupe à la fois d’organiser les transactions et le règlement-livraison. Au contraire, Euronext ne s’occupe que des transactions. L’attachement de Deutsche Börse à cette structure dite en « silo » se comprend aisément : elle rend plus difficile le lancement de plate-formes concurrentes. En effet, un concurrent devra soit utiliser le système mis en place par Deutsche Börse (à un prix laissé au choix de la Deustche Börse...), soit utiliser un autre système (rendant l’utilisation de la nouvelle plate-forme moins attractive pour les investisseurs). On retrouve là une problématique bien connue dans les industries de réseaux (électricité, téléphonie, etc.). S’il on combine cet aspect du montage Deutsche-Börse-Euronext avec l’augmentation de la concentration des opérateurs boursiers résultant d’un rapprochement entre deux des plus grosses bourses européennes, ce mariage risque de mettre les émetteurs et les investisseurs un peu plus à la merci de ces opérateurs boursiers et à renchérir le coût du capital pour les entreprises.

Le second débat concerne la gouvernance de la nouvelle entité. La fusion est-elle équilibrée ? Euronext ne risque-t-elle pas de devenir une bourse américaine ? Le centre de décision doit-il être à New York, Paris ou Francfort ? Doit-on s’orienter vers une sorte de dyarchie avec un coprésident allemand et un coprésident français ? Disons-le tout net : ces questions sont du ressort des opérationnels et des actionnaires, seuls à même de juger de la viabilité des différentes options. Malgré tout, difficile de résister à la tentation de rappeler aux défenseurs du « projet européen » que logique économique et logique diplomatique ne font pas toujours bon ménage. La crise que traverse actuellement Airbus, de ce point de vue, est éclairante. Ajoutons que le « prenup » signé par les deux parties, en dépit de la différence de taille (6.000 actions cotées à New York, contre environ 1.500 en Europe), le partage des pouvoirs entre le NYSE et Euronext semble équilibré puisque les américains ne l’emportent au conseil d’administration que d’une courte majorité (11 membres sur 20) et que la filiale européenne doit conserver une large autonomie. En termes de droits de contrôle, NYSE paie Euronext au prix fort.

Le troisième débat tourne autour du besoin de créer une logique de place. Il s’agit de faire de la place de Paris le centre européen de la finance ou tout au moins de faire contrepoids à la prééminence de Londres dans ce domaine. Quel est le projet le plus à même de contribuer au développement de la place financière parisienne? C’est une question très importante compte tenu du poids de l’industrie financière en région parisienne. Ce débat rejoint celui sur les pôles de compétitivité et l’intervention du décideur public dans ce débat est justifié. Des emplois, des innovations et des exportations sont à la clef, et le libre marché ne se suffit pas dans ce cas précis. Toutefois, à un âge où les transactions sont réalisées de manière électronique, la localisation ou pas du siège d’Euronext à Paris a peu de chances d’avoir, en soi, un impact déterminant sur le développement de la place financière parisienne. Le temps où une partie de l’industrie financière était localisée autour du palais Brogniart parce que celui-ci abritait la corbeille est révolu. Euronext et ses ordinateurs peuvent être délocalisés au Kamchatka sans qu’aucun trader parisien ou gestionnaire d’actif ne s’en rende compte. Rappelons que lors du lancement de l’euro en 1999, c’est la city Londonienne qui a tiré le mieux partie de l’explosion du marché obligataire, alors même que les transactions s’effectuaient sur le continent.

Le projet Euronext-NYSE présente certains avantages pour la dynamique de la place financière parisienne. Il pourrait permettre aux intermédiaires financiers français (les banques, les compagnies d’assurance...) d’accéder à l’immense réservoir d’épargne américaine. Par ailleurs, en contribuant à augmenter le nombre d’émetteurs internationaux sur Euronext, cette fusion pourrait contribuer à augmenter le volume d’activités des équipes parisiennes en charge des opérations sur les marchés primaires (émission, fusion-acquisition).

A nouveau, l’(euro)patriotisme économique vient brouiller les cartes du débat. Entreprises et épargnants européens ont besoin d’un grand marché liquide pour investir et se couvrir contre les risques. C’est ce marché qui peut aider l’Europe économique à se construire et c’est d’abord à l’aune de son efficacité que la fusion Euronext-NYSE devrait être jugée.