Elargissement: Macron seul contre tous! edit

26 novembre 2019

Cible principale des critiques du blocage, le président Emmanuel Macron s'est défendu, lors d'une longue conférence de presse qui a suivi le sommet, d'avoir obéi à des raisons de politique intérieure. Il est vrai que l'élargissement n'a jamais été très populaire en France, tandis que l'Albanie est aujourd'hui associée, dans le débat en cours sur l'immigration, au "détournement" du droit d'asile. S'il est donc possible que ces éléments aient contribué au veto français, il serait néanmoins erroné de le réduire à une posture électoraliste, voire populiste, sans entendre les réserves de fond exprimées par le chef de l'État français sur la politique d'élargissement et plus largement, le mode de fonctionnement de l'UE.

Tout d'abord, en héritier revendiqué de la tradition gaullo-mitterrandienne, Emmanuel Macron a réanimé le dilemme ancien entre approfondissement et élargissement pour dénoncer une EU qui "ne fonctionne pas très bien à 28, ne fonctionnera pas très bien à 27" et dont on n'est "pas sûr qu'elle fonctionnera beaucoup mieux quand on aura élargi. [...] Avant tout élargissement effectif, sachons nous réformer nous-mêmes", a-t-il ajouté.

Sur ce point, quoique certains blocages soient patents au niveau de l'UE – le président français a donné l'exemple de l'Union bancaire qui ne sera achevée qu'en 2028, soit vingt ans après la "crise potentiellement mortelle" l'ayant rendue nécessaire –, les travaux des sciences politiques [1] démentent l'idée reçue selon laquelle l'augmentation du nombre d'États membres va de pair avec un ralentissement du processus décisionnel. Présent à la conférence de presse, le journaliste Jean Quatremer a d'ailleurs fait justement remarquer que lors des dernières années, ce n'était pas un quelconque "nouvel" État membre, mais bien l'Allemagne qui a freiné des quatre fers la plupart des projets d'intégration approfondie, soit directement, soit en laissant monter au front ses partenaires nord- et est-européens. On pourrait aussi citer, en matière d'harmonisation fiscale, les irréductibles veto de l'Irlande et du Luxembourg qui ne sont pourtant ni eurosceptiques, ni membres récents de l'UE. C'est donc faire un mauvais procès à la politique d'élargissement que d'y voir la cause essentielle de l'impuissance de l'UE.

En revanche, Emmanuel Macron n'a pas tort de pointer du doigt un défaut de cohérence, voire de l'hypocrisie chez les États membres qui, d'un côté, "nous disent la main sur le cœur qu'il faut élargir", mais veulent de l'autre "un budget à 1% [du PIB]". Ici encore, c'est l'Allemagne qui est dans le viseur, car tout en étant à l'initiative d'un "processus de Berlin" dont l'objectif est d'accélérer l'intégration européenne des pays des Balkans occidentaux, elle entend dans le même temps réduire le budget communautaire et diminuer sa propre contribution par un rabais. Les représentants du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) ont aussi beau jeu de s'afficher en avocats de l'élargissement alors qu'ils n'en assumeront ni les conséquences migratoires, ni la charge financière – ils sont bénéficiaires nets du budget de l'UE et la somme de leurs apports pèse moins de 6% du total des contributions nationales. Rien n'est plus facile que de faire preuve de générosité et de grandeur d'âme en laissant les autres en supporter les coûts. De la part de l'Allemagne, on notera entre parenthèses que cela devient une mauvaise habitude, après l'ouverture des frontières en 2015.

Sur le processus d'élargissement lui-même, le président français a exprimé le souhait qu'il devienne "différenciable et réversible" car autrement, il ne serait "pas crédible". La portée de cette réflexion dépasse en réalité les seules politiques de voisinage et d'élargissement. Jusqu'au début du XXIe siècle, la construction européenne progressait avec l'idée qu'elle était irréversible et qu'elle devait mener à une "union sans cesse plus étroite". Ainsi, lorsqu'un État rejoignait le club, on n'imaginait pas qu'il puisse un jour vouloir le quitter – la clause de sortie est pour la première fois apparue dans le projet de traité constitutionnel de 2004 –, ou bien qu'il puisse ne plus remplir les conditions d'appartenance. Aujourd'hui, le Royaume-Uni est sur le départ tandis que la Hongrie et la Pologne, du fait de leur non-respect des valeurs fondamentales de l'UE, ne seraient plus autorisées à entrer dans le club si elles n'en étaient pas déjà membres.

Dans certaines politiques communautaires, on a également pu constater que l'intégration n'était pas irréversible. Au cours des dix dernières années, la Grèce a frôlé l'exclusion à la fois de la zone euro et de l'espace Schengen alors que les traités européens ne prévoient pas de telles éventualités. L'espace Schengen reste par ailleurs à demi mort avec six États membres, dont l'Allemagne et la France, qui n'ont cessé depuis 2015 de prolonger en droit le rétablissement "temporaire" et "exceptionnel" des contrôles aux frontières intérieures.

Ces exemples tendent à brouiller les délimitations entre États membres "définitivement" intégrés et stabilisés et pays aspirant à rejoindre ce cercle. De fait, une bonne partie des efforts de l'UE ne porte plus désormais sur la "mise au niveau" des pays voisins, candidats ou non à l'adhésion, mais sur la protection d'acquis communautaires menacés de l'intérieur. Au sein de la zone euro, c'est l'objet des différents mécanismes de surveillance budgétaire et de stabilité financière. Dans l'espace Schengen, la liberté d'action – ou d'inaction – des États membres en matière de contrôle des frontières extérieures est de plus en plus encadrée par l'agence Frontex. Concernant l'État de droit, l'entrée en scène de la Cour de justice de l'UE, le possible conditionnement du versement des fonds européens au respect de l'indépendance judiciaire et la création d'un mécanisme d'examen mutuel entre États membres vont aussi dans le sens d'un renforcement de la discipline interne à l'UE. Bien que ces instruments poursuivent essentiellement un but préventif, voire correctif, les dynamiques politiques générales, même quand elles ne seraient que temporaires, ne permettent plus d'exclure la possibilité qu'un État se mette de son propre chef hors-jeu pour une période plus ou moins longue. Cela s'applique aussi bien aux États membres qu'aux États candidats (effectifs ou potentiels) et justifie donc d'introduire de la réversibilité dans la mécanique européenne pour préserver sa cohésion et son efficacité.

La réduction du palier entre États membres et pays voisins s'observe enfin dans le domaine stratégique. Le refus du Conseil européen d'ouvrir les négociations d'adhésion avec l'Albanie et la Macédoine du Nord abandonne-t-il véritablement ces pays aux appétits d'autres grandes puissances, comme l'ont affirmé certains responsables politiques et commentateurs ? Ce serait exagérer l'attractivité et l'influence réelles d'une UE aujourd'hui incapable de défendre même ses propres membres contre les pressions parfois excessives d'acteurs tiers comme la Chine et la Russie. Le format de coopération "17+1" (jusqu'à récemment 16+1) entre Pékin et 17 pays d'Europe centrale et orientale appartenant ou non à l'UE confirme que du point de vue chinois, la différenciation n'est pas pertinente. Quant au Kremlin, on sait quelle influence il exerce sur la Grèce, Chypre et par intermittence, l'Italie. Les États des Balkans occidentaux ne seront pas moins tentés par les crédits chinois et les "centres culturels" de la Turquie, de l'Arabie saoudite et du Qatar quand ils seront embarqués dans le processus d'adhésion.

"J'ai un désaccord de fond avec ceux qui pensent que l'élargissement est en quelque sorte aujourd'hui la théologie de l'Europe", a répondu Emmanuel Macron à ceux qui soutiennent encore qu'elle constitue "le plus réussi des instruments de politique étrangère de l'UE". Sans nier les succès passés, il n'est plus possible à notre époque de prétendre que par la seule force d'attraction de ses normes et de son modèle, l'UE a la capacité de s'imposer dans la lutte pour l'influence sur son voisinage, voire sur ses propres membres, face à des puissances concurrentes. En refusant d'admettre que sa politique de voisinage et d'élargissement pouvait être perçue à l'extérieur comme un instrument de rivalité stratégique, l'UE ne l'a pas dotée des moyens concrets adéquats (argent, garanties de sécurité) et a par exemple fait à l'Ukraine des promesses inconsidérées en partie responsables de la guerre qui s'y déroule depuis cinq ans.

Quelles conclusions en résulte-t-il pour la politique de voisinage et d'élargissement de l'UE ? La première est évidente : il est absurde de la définir sans tenir compte d'autres paramètres comme le budget commun et les priorités d'investissements économiques ou culturels des États membres. Si le processus d'élargissement se résume à un transfert de normes dépourvu de moyens concrets conséquents, il ne peut que conduire les pays aspirants à la désillusion et à la recherche de partenaires complémentaires plus ou moins bien intentionnés à l'égard de l'UE.

Deuxièmement, dans sa géographie comme dans son degré d'intégration, l'UE ne peut plus rien tenir pour définitivement acquis et irréversible. Cela signifie que les mécanismes de mise à niveau et de discipline interne jouent un rôle au moins, si ce n'est encore plus important au sein de l'UE que vis-à-vis du voisinage, avec la possibilité pour les États de faire marche arrière dans certains champs de coopération et pour des périodes plus ou moins longues. Mettre la barre très haut pour les candidats à l'adhésion n'est donc pas vital puisqu'un contrôle strict et permanent doit aussi être poursuivi pour les membres eux-mêmes.

De la sorte, on pourra peut-être résoudre le dilemme entre approfondissement et élargissement. Même fortement intégrée, une Union trop petite est par définition une union faible, sans d'ailleurs que l'on puisse être sûr du maintien dans le temps de son degré élevé de cohésion. À l'inverse, une Union grande par son territoire et sa population mais impuissante à sanctionner les comportements anti-coopératifs et les passagers clandestins est vouée à la désintégration et au risque de devenir la proie de puissances étrangères. Vouloir cantonner l'UE à un "marché unique à coordination faible" serait une "faute", a renchéri Emmanuel Macron. C'est un message auquel les "pro-européens" déçus du veto français devraient être sensibles.

 

[1] Par exemple Dimiter Toshkov (2017), "The impact of the Eastern enlargement on the decision-making capacity of the European Union", Journal of European Public Policy, vol. 24 no2, pp. 177-196, ou bien Neill Nugent (2016), "Enlargements and Their Impact on EU Governance and Decision-Making", Journal of Contemporary European Research, vol. 12 no1, pp. 424-439.