L'Europe à la traîne edit

10 février 2009

Les taux d’intérêt aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou au Japon sont pratiquement à 0% mais la BCE a choisi de rester inactive en février, avec un taux directeur à 2%. Obama presse le Congrès d’adopter une relance budgétaire de l’ordre de 7% du PIB alors que les gouvernements européens donnent l’impression de faire de l’audace avec des gestes qui ne pèsent que 1%. La différence entre un taux d’intérêt à 2% ou à 0% n’est pas extraordinaire, mais ce qui frappe, c’est la différence de réaction. Certes, la crise est « made in USA » c’est aux États-Unis que la récession est la plus profonde. Il est donc normal que les autorités réagissent avec plus de vigueur. Mais la relative passivité des Européens est spectaculaire. Les autorités européennes – BCE, gouvernements – ne semblent pas avoir pris la mesure des dangers et, pire encore, semblent coincées par des considérations idéologiques d’un autre temps. Au moment où l’on nous annonce une nouvelle initiative Merkel-Sarkozy, on peut se demander quelles sont les raisons de cette passivité.

Tout a commencé avec la fiction du découplage, une audacieuse théorie qui prétendait que la crise ne se propagerait pas vraiment au dehors des États-Unis. L’anti-américanisme primaire prenait ses désirs pour des réalités en déclarant la fin de l’uni-polarité tant détestée. Nous Européens n’avons pas fauté en laissant les subprimes fleurir et donc nous n’avons aucune raison de partager le sort bien mérité des Américains ; les pays du Sud-est Asiatique sont bien trop dynamiques pour être vraiment affaiblis par ce qui se passe aux États-Unis. Cette fiction s’est effondrée. Non seulement nous découvrons que nous sommes dans le même bateau, mais nous nous mettons désormais dans la position d’attendre d’être sauvés par la reprise américaine, probablement à la fin de l’année sauf nouvelle crise bancaire.

Au train où vont les choses, le taux de chômage dépassera les 10% en Europe et en France d’ici la fin de l’année, et pourrait bien grimper largement au dessus. Les effets de la Banque centrale et de la politique budgétaire se font sentir avec un délai de 6 à 12 mois, c’est donc maintenant que se joue notre sort. Pendant ce temps la BCE développe toute une sémantique sur la barre des 0% pour le taux d’intérêt sur le thème « y aller ou pas » et les gouvernements de chamaillent sur ce qu’il faut faire. Les Allemands craignent plus que tout de s’entendre dire qu’ils sont keynésiens, un terme considéré comme une insulte outre-Rhin. Les Anglais s’arc-boutent dans la conviction que la baisse de deux points de la TVA est la meilleure idée du moment, sans se demander si c’est suffisant (réponse : non). Les Italiens refusent de bouger si le reste de l’Europe ne finance pas leur déficit, un geste de solidarité jugé nécessaire et parfaitement justifié par leur dette déjà bien élevée. En France, nous nous délectons du débat gauche-droite sur la relance par la consommation. Pour une fois, la gauche est du bon côté de l’argument, sans doute parce qu’elle est contre Sarkozy qui s’est fait piéger par les industriels qui l’ont convaincu que la relance doit se concentrer sur les aides aux entreprises parce que ce sont elles qui créent – et détruisent – l’emploi.

Pourquoi donc ce décalage entre les deux côtés de l’Atlantique ? L’explication est quelque peu humiliante. Il y a d’abord les petites rivalités personnelles. Gordon Brown veut être le brillant élève, celui qui a les bonnes idées avant tout le monde, laissant ses pairs dans la situation de les copier. Au bout du compte, les pairs se sentent obliger de faire le contraire, quitte à ne pas adopter les bonnes idées. Nicolas Sarkozy veut être celui qui déplace les positions par des gestes audacieux. Résultat, Angela Merkel qui se veut un exemple de sang-froid, se sent obligée de ne pas bouger. Quant à Berlusconi, il semble croire que la magie de son charme latin suffira à calmer la récession comme elle lui a permis de gagner les élections.

Il y a aussi le poids des idéologies, autant de principes inadaptés à une situation extraordinaire qui appelle le pragmatisme. Les Anglais post-Thatchériens ne veulent pas relancer les dépenses publiques, sauf si elles sont vertes. Ils se cantonnent dans la baisse des prélèvements obligatoires. Les Français croient que le salut vient toujours de l’État, et privilégient les aides aux entreprises qui permettent de remettre en selle la politique industrielle, témoin du volontarisme de leur président, même si elle n’est pas d’actualité et a piteusement échoué par le passé (oui, je sais, Alstom est le contre-exemple, en fait l’exception qui confirme la règle). Les Allemands d’après-guerre ont été élevés dans la conviction que l’État est par essence mal intentionné. Ils se rappellent aussi que leur hyperinflation des années vingt a été la conséquence de déficits budgétaires incontrôlés. Les idées keynésiennes, qui sont les bonnes en situation de récession, ont donc été rejetées d’autant plus facilement qu’elles ont fleuri dans l’immédiat après-guerre, à un moment où les élites intellectuelles souffraient de la fuite des cerveaux qui avait accompagné la montée du nazisme.

Il y a enfin les méfiances réciproques. Une politique expansionniste signifie un creusement des déficits budgétaires et une augmentation rapide des dettes publiques. Ces dettes sont celles de chaque Etat mais, libellées dans la monnaie commune, elles peuvent être perçues par les marchés financiers comme liées. Or les pays-fourmis – l’Allemagne et les Pays-Bas en tête – ne veulent surtout pas prendre le risque de se retrouver forcés d’aider les pays-cigales – les pays méditerranéens. C’est pour cela que furent inventés le Pacte de Stabilité et la clause de « no-bailout » qui interdit les aides mutuelles en matière budgétaire. Avec un Pacte de Stabilité aujourd’hui débranché pour cause de « situation exceptionnelle, les pays-fourmis sont terrifiés à l’idée de n’avoir comme seul filet de sécurité la clause de « no-bailout » qu’ils ont toujours trouvée fragile, même si elle est inscrite dans le Traité de Maatricht. La très maladroite proposition italienne de mutualiser les dettes n’a fait que renforcer cette terreur.

La construction européenne a toujours été un pari que les idiosyncratismes nationaux s’effaceraient derrière l’intérêt commun. Face à une crise à l’ampleur historique, il n’est pas surprenant que les vieux démons se réveillent. L’antidote devrait venir des institutions communes. La Commission Européenne a bien proposé un plan de relance commun, mais l’autorité en matière budgétaire appartient aux Etats. La Commission ne peut donc que suggérer et son influence a été sciemment rabotée depuis l’époque où son président, Jacques Delors, jouissait d’un poids égal à celui des chefs d’État et de gouvernement. Quant à la BCE, elle est travaillée par les mêmes tensions idéologiques que les gouvernements. Son président, Jean-Claude Trichet, a beau présenter son Conseil comme une « équipe » qui décide toujours à l’unanimité, les tensions sont aujourd’hui palpables.

Du coup, tous les sceptiques de la construction européenne, qui ont eu si souvent tort dans le passé, relèvent la tête. Déjà ils annoncent l’effondrement de la dette grecque et un éclatement de la zone euro. Ils auront tort, une fois de plus. Mais l’effet désolant des réactions timorées à la crise devra servir de base à une remise à plat du fonctionnement de l’Union, plus modeste mais plus efficace que la grandiose constitution proposée par Giscard et ses collègues de la Convention sur l’avenir de l’Europe.