Commerce ou environnement, il faut choisir ? edit

21 septembre 2010

Est-il vraiment dans l’intérêt de l’Europe de provoquer une guerre commerciale sur le changement climatique ? Certains le pensent : Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi ont récemment proposé aux autres dirigeants européens d’imposer des tarifs aux pays qui ne vont pas aussi loin que l'UE dans la réduction de leurs émissions. Mais c’est une politique à courte vue. Si elle était mise en œuvre, non seulement elle nuirait à une économie européenne très dépendante de ses importations de biens intermédiaires, mais elle limiterait sa capacité à réduire efficacement et à coût raisonnable ses émissions de CO2.

Même si la lettre de Sarkozy et Berlusconi n’est sans doute qu’une opération de communication politique, l'UE est sur le point d'introduire la toute première législation limitant le commerce sur la base de la lutte contre le changement climatique. Il s’agit de la Directive sur les énergies renouvelables (Renewable Energy Directive, RED), qui vise à augmenter radicalement l'usage des biocarburants en Europe et dont l’enjeu pour l’UE est de tester jusqu’où elle peut aller sans déclencher une guerre commerciale ou une dispute au sein de l'OMC. Cette politique intéresse fort les nombreux pays qui envisagent des mesures de restriction du commerce extérieur dans le but de protéger leur politique de changement climatique.

La politique de l’UE en matière de biocarburants est un bon exemple de la tendance récente au protectionnisme vert. La production de biocarburants est lourdement subventionnée en Europe. Elle est protégée par des tarifs, sur l'éthanol en particulier (jusqu'à 63%) ; et elle bénéficie en outre de subventions qui, selon la dernière étude de la Global Subsidy Initiative, menée par l'Institut international pour le développement durable, s'élève à 0,5 euro par litre de diesel bio et 0,74 euro par litre d’éthanol.

Pourtant, une grande partie du secteur européen des biocarburants n’est pas compétitif et ne peut produire aux prix du marché mondial. C’est à tout le moins problématique, étant donné que l’on prévoit d'augmenter sensiblement l'usage des biocarburants. Il sera impossible à l'Europe de maintenir les niveaux actuels de subventions directes quand le volume augmentera. Non seulement elle manquera de ressources pour payer les subventions nécessaires à l’augmentation de la production, mais il peut paraître absurde de subventionner si lourdement les biocarburants quand il est bien meilleur marché d’acheter une compensation sur les systèmes d'échange de quotas. Par exemple, le soutien de l'UE par tonne d’équivalent CO2 évité est de 600 à 800 euros pour le diesel de colza, le principal diesel biologique en Europe ; le prix d'une compensation représente moins de 10% de cette somme. Une autre façon de renforcer l'usage des biocarburants est d'augmenter les importations. C’est d’ailleurs ce que l’on fait déjà, et cela va continuer.

La politique européenne des biocarburants n’est pas seulement fondée sur les inquiétudes écologiques, loin s’en faut ; c’est aussi un enjeu de politique industrielle. C’est particulièrement sensible dans le cas du diesel de colza. Celui-ci ne bénéficie pas de tarifs protecteurs : ils sont généralement bas, car l’Europe a toujours été un importateur net de diesel. Les subventions sur le diesel bio ne sont pas non plus aussi élevées que celles qui encouragent la production d'éthanol. De plus, la production européenne est très coûteuse et a du mal à rivaliser avec le diesel bio hors d’Europe, malgré les subventions. Enfin, la conversion de cultures en production de colza est essentielle si l’on veut faire évoluer la PAC et la rapprocher des conditions de marché, ou au moins la rendre moins onéreuse que sa version actuelle. Beaucoup d'acteurs en Europe ont ainsi intérêt à garantir la croissance de la production de diesel de colza.

C’est ici que la directive RED peut se révéler très utile. Elle ajoute un nouvel instrument à la gamme européenne des mesures de restriction du commerce dans le secteur des biocarburants : les réglementations techniques des méthodes de production. Au cœur de ces réglementations figure l'exemption d'impôts indirects pour les biocarburants, ainsi que le devoir pour chaque membre de l'UE d’atteindre en 2020 une certaine proportion de biocarburants dans sa consommation d’énergie. Pour bénéficier de l'exemption d'impôt indirect, les économies de gaz à effet de serre permises par le passage aux biocarburants devront dépasser 35% dans un premier temps, puis 50% à partir de 2017 ; et elles devront être supérieures à 60% pour les raffineries qui commenceront l'opération en 2017 et au-delà. En outre, la Directive RED prévoit que les nouveaux biocarburants ne peuvent être produits à partir de terrains agricoles ayant une haute valeur de diversité biologique et stockant beaucoup de carbone, comme les tourbières. Pour que les biocarburants bénéficient d’un traitement favorable en Europe, la directive RED instaure donc à la fois un critère basé sur les émissions et un critère basé sur les terres cultivées.

Sauf si l’on fait évoluer la directive, certains diesels bios produits hors de l’UE ne pourront être éligibles l’an prochain. Il est alors probable que l'UE soit mise en accusation devant l'OMC, avec toutes les chances de perdre à cause des discriminations flagrantes introduites par la directive et à cause des méthodologies partiales (les biocarburants étrangers sont évalués avec des critères plus durs). Même si elle gagnait, l’UE n’aurait pas beaucoup progressé sur le plan écologique. En fait, il est même possible que cela nuirait à son ambition de réduire ses émissions de carbone. En quoi ? Il y a deux aspects à prendre en compte.

Premièrement, les biocarburants qui ne remplissent pas les critères d’accès aux marchés européens seront rabattus vers des marchés aux normes écologiques moins rigoureuses, ou avec des méthodes moins partiales pour évaluer la conformité avec les critères du développement durable. Au lieu de produire du diesel biologique, un exportateur peut utiliser la même récolte pour produire une huile végétale et la vendre en Europe sans risque de discrimination. Et si le producteur persévère dans la voie de l'énergie, son diesel biologique peut être exporté vers d’autres pays. L’idée que la directive RED pourrait faire changer le comportement des producteurs non européens semble donc erronée : le pouvoir de marché de l'Europe reste limité. Par exemple, l’UE représente seulement 15% de la demande globale d’huile de palme, le principal concurrent au diesel de colza, et sa part décline rapidement – pour la raison simple que la demande non européenne croît rapidement. Le pouvoir est la capacité à obtenir d'autres acteurs de faire qu'ils ne veulent pas faire. L'Europe n'a tout simplement pas ce pouvoir.

Deuxièmement, plus les biocarburants étrangers seront discriminés, moins abondants seront les biocarburants sur le marché européen. La limitation de l’approvisionnement, réduisant mécaniquement la concurrence, fera monter les prix. Cela déconnectera encore davantage le système d'évaluation européen du système d'évaluation des marchés mondiaux. Au bout du compte, cela pourrait fragmenter le marché des biocarburants à un tel degré que les producteurs dicteront leurs conditions. Et même si on n’en vient pas là, une des victimes collatérales de cette politique sera l'ambition de réduire rapidement l'usage des combustibles fossiles. Car plus élevé sera le prix des biocarburants, plus onéreux pour les consommateurs sera l’abandon des combustibles fossiles.

La connexion entre politique commerciale et politique de changement climatique est donc potentiellement explosive. Les tarifs sur le carbone et autres mesures similaires frapperaient sévèrement l'économie mondiale. Et cela n'aiderait pas l'Europe. L’économie européenne est structurellement dépendante de ses importations. Élever le coût des importations affectera non seulement des consommateurs, mais aussi les producteurs ; environ les deux tiers des importations européennes sont biens intermédiaires, utilisés ensuite par l’industrie. La principale conséquence économique de la mise en place de barrières commerciales sur la base des émissions de carbone est alors d'augmenter le coût, en termes de bien-être social, de la réduction des émissions de carbone. Et ce sans faire évoluer le comportement des autres pays. Les secteurs qui doivent payer aujourd'hui les allocations d'émission supplémentaires – comme le ciment, la pâte à papier, etc. – sont des industries lourdes. Les échanges ne représentent en général qu’une petite portion de production d’un pays dans ces secteurs. Si l’on prend les exportations totales de la Chine en pâte à papier, par exemple, l’Europe n’en représente qu’un peu plus de 4%. Mais seuls 8% de la production chinoise de pâte à papier sont exportés. La part de marché représentée par l'Europe est beaucoup trop petite pour pousser les producteurs chinois à adopter des méthodes plus écologiques. Si l'Europe leur impose des tarifs élevés, ils se rabattront simplement sur d’autres destinations.

On peut éviter le conflit entre les règles commerciales et politique de changement climatique, si cette politique est menée rationnellement et diligemment. Mais si un pays opte pour des mesures restreignant les échanges internationaux, les autres pays le poursuivront rapidement devant l'OMC. Et dans ce cas il existe clairement une risque de voir le conflit s’étendre. C’est sans doute pourquoi de nombreux pays prêtent une attention toute particulière à « petit » problème comme les biocarburants et la Directive RED. C'est un indicateur avancé des politiques futures. L'UE peut s’attendre avec certitude à devoir défendre sa directive dans l’OMC, puisqu’elle discrimine les biocarburants étrangers. Il est probable qu'il perdra. Cela serait payer cher pour une politique dont les avantages écologiques sont faibles et qui pourrait au final ralentir le passage des combustibles fossiles aux biocarburants.