Boris Johnson, le joueur qui aime le risque… calculé edit

17 septembre 2019

Le tour pris par les négociations sur le Brexit a de quoi déconcerter et inquiéter les observateurs les plus aguerris. Pour décrypter le jeu de Boris Johnson, il faut revenir sur la séquence politique ouverte fin août.

Revenons donc un peu en arrière. Samedi 31 août, par une belle journée d’été, des milliers de Britanniques manifestaient dans une trentaine de villes contre la décision de leur turbulent Premier ministre, prise le mercredi précédent, de suspendre les travaux parlementaires jusqu’au 14 octobre prochain. Dans le contexte frénétique de la vie politique d’outre-manche, qui voit parlementaires et citoyens se déchirer plus vivement encore qu’il y a trois ans sur les modalités de la sortie de leur pays de l’Union européenne, cette manœuvre est, à juste titre, apparue très choquante, non pas tellement au plan légal mais surtout au plan politique et institutionnel. Elle advient en effet non seulement dans le pays s’enorgueillissant d’avoir inventé le parlementarisme mais également à une période où Westminster pourrait, précisément, se prononcer, comme au printemps dernier, contre la perspective d’un « Brexit » sans accord, alors que Boris Johnson a dit, à plusieurs reprises, vouloir quitter l’Union européenne « coûte que coûte » le 31 octobre. Au-delà de l’affront démagogique consistant à jouer le peuple contre ses élus, on peut s’interroger sur les raisons et les conséquences de ce jeu dangereux. S’agissait-il d’un nouvel acte kamikaze du locataire de Downing Street débouchant irrémédiablement sur un scénario catastrophe ou, au contraire, d’un calcul savamment dosé pouvant servir, dans les négociations en cours, les intérêts de son pays et les siens propres ?

La conduite de Boris Johnson était sans doute triplement motivée.

Le Premier ministre avait d’abord, manifestement, le souci de crédibiliser sa menace de sortie sans accord de l’Union européenne, qu’il avait brandie dès sa campagne du printemps afin de pousser cette dernière à effectuer de nouvelles concessions sur les paramètres du retrait britannique, et en particulier sur l’enjeu-clé du « backstop » irlandais. Cette disposition essentielle de l’accord conclu en novembre 2018 consiste, rappelons-le, à éviter le rétablissement d’une frontière entre la République d’Irlande et l’Ulster au prix d’un alignement règlementaire de cette province du Royaume sur les règles du marché unique européen, ce à quoi le gouvernement britannique actuel s’oppose farouchement. De fait, ne pas encourir le risque d’une opposition parlementaire à cette perspective renforce la main de Boris Johnson vis-à-vis de l’Union européenne, qui préférerait pour différentes raisons s’accorder une sortie ordonnée. Cette motivation a d’autant plus de poids qu’une éventuelle motion parlementaire d’opposition au « no deal » à la fin octobre arriverait peut-être trop tard pour être suivie d’effets (démission, demande d’extension des négociations et/ou élections).

Le leader conservateur souhaitait, en deuxième lieu, éviter le vote d’une éventuelle motion de censure, qui lui ferait courir le risque d’être renversé s’il n’arrivait pas, avant ou au terme de nouvelles élections législatives, à se maintenir au pouvoir. La défiance parlementaire serait la traduction logique de l’opposition de Westminster, et d’une part significative de l’opinion, à la perspective d’un « Brexit » sans accord. Dans l’hypothèse d’un tel vote, le Premier ministre aurait eu 14 jours pour tenter de reconstituer une majorité autour de lui. A défaut, de nouvelles élections seraient organisées, et seraient très ouvertes, puisque chaque grand parti britannique (Travaillistes, Libéraux-démocrates, Conservateurs) aurait actuellement, selon les sondages, des chances de les remporter. Même si Boris Johnson se croyait assuré de gagner un tel scrutin, il préférait sans doute rester le maitre des horloges en le convoquant lui-même, éventuellement après avoir conclu un accord qui aurait ses faveurs. C’est bien sûr cette motivation-là qui est la plus attentatoire aux libertés parlementaires.

Enfin, pour celui qui se pose en admirateur de Churchill et des temps troublés de 1940, la suspension du Parlement souligne à l’évidence la gravité du moment et lui permettait de se renforcer lui-même pour la suite des événements. Cela reste vrai : le Premier ministre souhaite s’ériger comme un dirigeant responsable, totalement investi dans son travail quasi-exclusif de négociations avec l’Union européenne et capable d’unir à nouveau une nation déchirée de toutes parts. Deux cas de figure pourraient émerger au terme de la période, aux alentours de la mi-octobre, peu avant le Conseil européen d’automne au cours duquel sera inévitablement décidé de la suite des évènements : si aucun accord n’était trouvé, Boris Johnson inviterait les citoyens à le suivre dans la tempête d’un « no deal » en espérant ne pas être renversé avant la réalisation d’une telle perspective ; si, au contraire, un accord était finalement conclu, il en tirerait d’autant mieux le bénéfice que l’ampleur des risques pris aura été dûment soulignée.

La manœuvre de Boris Johnson n’est donc pas simplement outrancière ; elle est également calculée… et éminemment risquée. Il s’exposait certes dès les jours suivants à des votes parlementaires variés, exprimant  une opposition au « no deal » ou pressant le gouvernement à demander à l’Union européenne une extension des négociations, ce qui est arrivé. Une majorité pouvait également tenter de le renverser. Mais rien ne garantissait que ces votes seraient concluants : d’une part, une résolution contre un « no deal » ne permettra pas à elle seule d’éviter une sortie sèche du Royaume Uni de l’Union (seuls les 27 États membres, statuant à l’unanimité sur une demande britannique motivée, peuvent décider de prolonger une nouvelle fois les négociations, comme il fut décidé en mars) ; d’autre part, un vote demandant une extension des négociations avec l’Union européenne ne serait pas forcément suivi d’effets ; enfin, et surtout, une motion de censure n’était pas assurée de recueillir la majorité nécessaire compte tenu de l’opposition de plusieurs « leaders » d’opposition, ainsi que d’une partie des conservateurs, au risque de voir Jérémy Corbyn, le chef contesté des travaillistes, remporter la mise.

Au total, la manœuvre de Boris Johnson révèle, ou confirme (!), bien un autre aspect de sa personnalité, plus complexe qu’il n’y parait : tel Janus, le Premier ministre britannique a bien deux faces, celle d’un démagogue hâbleur et désorienté et celle, plus difficile à cerner, d’un joueur cynique, mais intelligent, prenant, en l’occurrence, un grand risque pesé…au trébuchet.