Brexit: sauver les Britanniques d’eux-mêmes edit

24 septembre 2018

À nouveau rien ne va plus. Le Sommet de Salzbourg s’achève sur un constat de divergence même si chaque partie veut croire encore à un accord possible. Des propos définitifs sont tenus de part et d’autre. Pour Mrs. May c’est à l’UE de proposer un plan alternatif à celui de Chequers s’il ne convient pas aux 27. Pour le président Macron le plan britannique est inacceptable politiquement et économiquement et risquerait même s’il était adopté de défaire le marché unique! Et le président maltais d’ajouter que le plus simple serait que les Britanniques revotent sur le Brexit.

Une semaine plus tôt un accord assez large existait pour estimer qu’une sortie en douceur était possible et réalisable. Certes la question irlandaise restait ouverte, compromettant la finalisation de l’accord de sortie, et les lignes de l’accord futur étaient à peine esquissées, mais il régnait comme un parfum d’optimisme nourri par un double constat : l’UE ne pouvait prendre le risque d’humilier le Royaume-Uni en le poussant à une sortie sans accord, le Royaume-Uni pouvait toujours différer les échéances en acceptant un compromis ouvert fondé sur une solution transitoire renouvelable.

Étrange négociation en vérité où la partie en demande et qui a tout à perdre en cas de non-accord entend ne pas transiger sur ces exigences formulées dans le plan dit de Chequers. Étrange recherche de compromis où tout se passe en négociations publiques entre fractions du Parti conservateur, comme si les positions formulées par les 27 étaient accessoires. Étrange calendrier où il n’est question que d’échéances coulées dans le marbre, de compte à rebours au tic tac obsédant, de sommets de la dernière chance déjà programmés et où en même temps il est probable que les délais ne seront pas tenus, qu’on négociera jusqu’à la dernière minute.

Comment en est-on arrivé là et que peut-on anticiper comme débouché ?

Après une série de faux départs et un accord de principe sur le chèque de départ, sur les droits des Britanniques vivant en Europe et ceux des Européens vivant au Royaume-Uni, la négociation finale a commencé avec le plan des Chequers. Ce plan propose à l’UE une collaboration future fondée sur une intégration des marchés des biens industriels et agricoles qui permet de préserver les chaînes de valeur industrielles, sur une autonomie retrouvée en matière de services qui libère le RU de contraintes réglementaires qu’il n’entend plus subir, sur la fin de la libre circulation des personnes qui donne satisfaction au petit peuple anglais en colère contre les migrants européens venus des pays de l’Est, sur l’absence de toute frontière physique entre Irlande du Nord et République d’Irlande, condition sine qua non pour préserver la paix en Irlande, le tout enveloppé de considérations amicales sur le maintien de la coopération sur les sujets de défense de sécurité et de lutte anti-terroriste. Ce texte, évidemment inacceptable pour les 27 car il défaisait l’édifice du marché unique, avait une double vertu aux yeux de Mrs. May : il était suffisamment intransigeant pour ne pas braquer les brexiters modérés, il était suffisamment flou pour enrager les brexiters durs et provoquer leur départ. La première bataille que dut mener Mrs. May fut contre Boris Johnson et ceux qui voyaient le moment venu de la faire chuter. Sitôt son plan rendu public, May se déclara prête à affronter crânement un « cliff edge brexit ». Elle chargea même ses services de se préparer au pire malgré les avertissements de la Bank of England qui annonça rien de moins qu’une crise plus sévère que celle de 2008 avec en particulier une chute d’un tiers des prix de l’immobilier, une envolée du chômage de 4 à 10% et une chute de l’activité de plus de 4 points de PIB, de l’OMC qui brossa un sombre tableau de l’évolution des échanges et prédit une rupture des chaînes de valeur, et du FMI qui annonça un effondrement de la croissance. Les scénarios de paralysie, de pénurie et d’embolie des services de douane et de transport commencèrent à circuler et chacun d’aller de son scénario de paralysie des ports, de bouchons monstres de camions en attente d’improbables formalités administratives, de pénuries alimentaires, de panne d’approvisionnement pour la médecine nucléaire, d’avions cloués au sol… Confrontés à d’aussi sombres perspectives et à montée d’un bregret chez les citoyens britanniques, les remainers en vinrent à souhaiter un échec des négociations pour provoquer un nouveau référendum ou des élections anticipées.

Du côté de l’UE, Michel Barnier assista d’abord en spectateur au déchirement des partis britanniques, puis il appela de ses vœux la reprise des négociations, demanda des éclaircissements et manifesta son ouverture sans rien voir venir. Il n’osait dire à haute voix ce qu’il disait à ceux qui voulaient l’entendre : les Britanniques veulent la solution norvégienne avec les contraintes canadiennes, ils veulent faire leur marché dans l’union mais se dispenser des disciplines qui vont avec, bref ils veulent remettre en cause les quatre libertés et faire leur choix dans le catalogue des libertés et des règlements qui organisent le marché unique et l’union douanière.

Parce que cette fascination du vide était à l’œuvre chez les Conservateurs enragés, certains observateurs en vinrent à souhaiter que l’UE sauve les Britanniques d’eux-mêmes. Timothy Garton Ash implora les Européens en leur rappelant le précédent de la chute de la république de Weimar : des vainqueurs trop intransigeants peuvent faire basculer des vaincus dans le ressentiment et les jeter dans les bras d’aventuriers ennemis de la démocratie et de la paix. D’autres avancèrent le contexte géopolitique, le retrait trumpien, l’agressivité poutinienne, les errances d’Erdogan, la montée des démocraties illibérales à nos portes ; bref le soutien du RU, de la démocratie de Westminster seraient trop précieux pour être mis en balance avec la lettre des traités européens. L’UE devait donc oser un accord original sur l’Irlande du Nord, accepter une remise en cause de la libre circulation des personnes, ne pas craindre un traitement différencié des biens et des services, un encadrement de l’action de la Cour de justice européenne etc.

C’est dans ce contexte qu’eut lieu le sommet de Salzbourg où contrairement aux attentes une Mrs. May inutilement agressive présentant le plan de Chequers comme à prendre ou à laisser se vit opposer une fin de non-recevoir de la part des 27. À la stratégie de l’une qui proclame Chequers ou le chaos répond la stratégie des 27 : un accord intelligent de maintien de l’Irlande du Nord dans le marché unique ou un risque de sécession et d’éclatement du Royaume-Uni.

Aujourd’hui le sentiment de l’impasse domine et les scénarios du pire ont à nouveau la faveur des observateurs.

Parmi ceux-ci on peut mentionner la mise à l’écart de Mrs. May au terme d’un complot réussi des hard brexiters amenés par Boris Johnson,  l’absence d’accord et un saut dans le vide le 29 mars 2019. Un scénario moins extrême est parfois envisagé, un éventuel accord soumis au Parlement britannique pourrait ne pas être ratifié obligeant Mrs. May à démissionner ou à organiser un nouveau référendum. Ce vote fournirait à un nouveau gouvernement la légitimité pour renégocier ou renoncer au Brexit. Ces scénarios ne sont pas les plus probables à nos yeux car ils supposent un comportement suicidaire des brexiters : ils conduiraient soit à un referendum qu’ils peuvent perdre, soit à des élections anticipées qui pourraient favoriser l’arrivée de Corbyn au pouvoir, soit à une sortie brutale, source d’un chaos dont ils porteraient la responsabilité.

Même s’il faut rester prudent, un dérapage étant toujours possible, notre pari est qu’on va vers un accord qui renverra à plus tard la solution des problèmes qui fâchent. Le fait que les brexiters durs aient été incapables de produire un plan B et que seul le projet de Chequers soit véritablement sur la table indique bien qu’il n’y aura ni accord ficelé car l’UE ne peut accepter le Plan Chequers, ni sortie sans accord.
Le Brexit aura lieu formellement à la date prévue.
L’accord final est hors de portée dans les délais, on se contentera donc d’une déclaration de principes suffisamment vague pour ne mobiliser personne.
Il n’y aura donc pas d’adoption d’une solution sur étagère, ni solution norvégienne car trop intégrationniste aux yeux des durs, ni solution canadienne car il y a un acquis que le RU ne veut pas perdre.
Pour l’Irlande des arrangements électroniques et techniques pour un contrôle des échanges en amont et en aval sera négocié pour ne pas rompre la continuité territoriale entre le Nord et le Sud et éviter l’érection d’une frontière physique.

On s’oriente donc vers le scénario d’une transition sans fin, d’abord avec l’accord sur la transition de 18 mois et au-delà si nécessaire
Nul ne reconnaîtra bien sûr que deux ans de négociations n’auront rien réglé et que l’accord obtenu est un accord par défaut, faute de mieux, dans l’attente d’une évolution politique du côté britannique. Mais cet accord a minima, s’il est obtenu, pourra être considéré comme une forme d’exploit. La violence des affrontements au sein du Parti conservateur et au delà les profondes hésitations des citoyens britanniques sur leur insertion dans l’ensemble européen expliquent un tel résultat. La bataille des remainers pour un nouveau vote était certes honorable : l’indignité du référendum Cameron décidé à la légère, mal préparé, emporté par les leavers avec des arguments fallacieux, trompeurs pouvait justifier une nouvelle consultation. Mais à supposer même que par le même faible écart le non l’eût emporté, de quelle légitimité pouvaient se prévaloir les remainers ? Quant à d’éventuelles élections anticipées qui auraient porté au pouvoir l’eurosceptique Corbyn, on sait que les travaillistes sont aussi divisés que les conservateurs sur la question de l’appartenance à l’UE.

Cet éventuel accord pourra être considéré comme un triomphe personnel de Mrs. May. Que ne l’a-t-on raillée, voire ridiculisée quand comme lors du Congrès conservateur de l’an passé elle perdit la voix et vit des éléments de la tribune se décrocher pendant qu’elle cherchait pathétiquement à défendre ses orientations sur le Brexit. À l’inverse ceux que l’on nomme les « etoniens », sortis des meilleurs écoles et qui portent en bandoulière leur morgue aristocratique, se seront surpassés dans l’art de la désinformation et de la désinvolture.

Avec le Brexit, l’UE et le RU vivent une crise majeure. Une solution qui n’insulte pas l’avenir est dans le meilleur intérêt des deux parties. L’impasse actuelle fait partie des gesticulations pour aboutir à un accord que chacun pourra revendiquer comme sien. Mais le pire est possible, les passions peuvent encore triompher.