L’ère de la politique phygitale? edit

24 avril 2019

L'histoire de la présidentielle ukrainienne aurait pu être inspirée de la série d’anticipation Black Mirror. Dans l’un des épisodes, un comédien de seconde zone prête sa voix à un ours bleu en images de synthèse, Waldo, intervenant à la télévision. Il agace jusqu’à ses adversaires, de placides politiciens britanniques. Ces derniers basculent dans l’invective dès lors qu’ils sentent qu’il leur fait de l’ombre. Mal leur en prend, puisque dans cette politique spectacle, l’ours bleu en image de synthèse gagne en popularité. Bénéficiant du rejet des candidats « physiques », il parvient contre toute attente à emporter l’élection. Son succès est tel que Waldo se fait récupérer par « l’Agence » à Washington, en tant que symbole international de l’opposition politique : Waldo peut embrasser toutes les ambiguïtés, jusqu’à s’émanciper de sa voix initiale, le comédien, qui rentre dans la marginalité.

De la fiction à la présidence

La victoire de Volodymyr Zelenski, 41 ans, au détriment du président en place, Petro Porochenko, a pris les traits d’une démonstration de force évidente de la volonté des électeurs de se détourner des élites en place. Comment appeler autrement une défaite où un candidat déclaré depuis le 31 décembre dernier, il y a moins de cinq mois, représente 73% des votes à l’issue du second tour ? Ce russophone est arrivé devant le président Porochenko dans les régions de l’Ouest (à l’exception d’une seule), place forte de ce dernier. Si Volodymyr Zelenski n’est pas Waldo, son penchant pour la politique spectacle, son caractère radicalement nouveau car issu du monde audiovisuel (c’est l’acteur principal de la série Le serviteur du peuple) et ses nombreuses ambiguïtés faisant de lui le réceptacle des frustrations des dernières années le rapprochent de l’ours bleu de synthèse.

L’absence d’expérience politique de Volodymyr Zelenski – autrement que par comédie interposée – n’a pas été considérée comme un handicap par les électeurs. La fatigue s’est fait sentir non à l’encontre du communisme – cheval de bataille de Porochenko, qui a abattu les statues de Lénine et renommé des villes – mais à l’encontre du post-communisme et de ses élites cyniques et corrompues, sur fond d’accaparement des ressources de l’Etat dans les années 1990 et 2000. Les soupçons de proximité entre Volodymyr Zelenski et l’oligarque Ihor Kolomoyski, qui détient la chaîne où est présentée la série, n’ont pas entamé la popularité du premier.

Du candidat phygital au président phygital?

Candidat du rejet des élites post-communistes, Volodymyr Zelenski est aussi un candidat « phygital » : il permet à des technologies innovantes d’avoir accès à un large public, en améliorant l’expérience marketing politique sur le numérique et le physique.

En quoi est-il vraiment original, au regard des expériences que nous voyons par ailleurs ? Après tout, le numérique a changé profondément la manière dont les sociétés produisent, partagent et utilisent la connaissance, donnant lieu à de nouvelles logiques d’engagement des choix politiques. Jusqu’à présent, Internet avait pour fonction de recueillir des micro-dons, d’assurer la mobilisation des réseaux militants, la constitution de bases de données sur les électeurs, les techniques d’organisation de la communauté, etc. La victoire de Zelenski illustre le glissement de la démocratie représentative vers une « société de connectés », dans laquelle l’idée-moteur était généralement de changer la société sans prendre le pouvoir. Volodymyr Zelenski a d’abord été un comédien populaire, puis a su transformer une popularité en soutien actif et, sans transition, en vote politique. C’est à ce titre qu’on a pu le considérer comme un « candidat virtuel », du fait de sa stratégie de mobilisation via les réseaux sociaux.

L’erreur consisterait toutefois à ne considérer la victoire de Volodymyr Zelenski que sous un angle numérique. C’est bien dans l’articulation entre le physique et le numérique qu’il a signé sa victoire. En premier lieu parce que l’Ukraine est en prise avec un séparatisme encouragé par la Russie : à côté des approches post-modernistes sur la « société du spectacle » (Guy Debord) ou du « simulacre » (Jean Baudrillard) subsiste un questionnement très westphalien : la défense de la souveraineté et des frontières. Le candidat Porochenko a mis l’essentiel de son énergie à démontrer ce point avec son slogan « une armée, une langue, une religion », mais n’a pas recueilli le soutien qu’il attendait. En deuxième lieu, en réclamant que le débat prenne place dans le Stade olympique de 70 000 places, Zelenski a évité de se laisser piéger par son adversaire plus expérimenté, tout en créant un point de centralité permettant la mobilisation de ses troupes. Le débat proposé se trouvait à mi-chemin entre une logique représentative – présence des deux finalistes, après moult discussions préalables – et une logique de démocratie directe, où la fan zone était divisée en deux par des barrières métalliques et un cordon de policiers. Enfin, l’entourage de Zelenski n’a pas pris contact avec le président Macron virtuellement, mais bel et bien physiquement, dans l’entre-deux-tours : alors que les critiques sur inexpérience fournissaient l’axe principal des arguments de Petro Porochenko, la rencontre en France n’a pas manqué d’étonner. Chaque côté y a trouvé son intérêt : pour Volodymyr Zelenski, montrer qu’il sera entendu en tant que président de l’Ukraine, qu’il saura œuvrer pour la paix dans le Donbass et le chemin européen de l’Ukraine ; pour Emmanuel Macron, envoyer un message en interne à l’heure des élections européennes, auprès de ses collègues européens (notamment la Pologne, soutien du pouvoir ukrainien, au moment où les critiques du format Normandie sont nombreuses et récurrentes) et internationaux (Russes comme Américains, qui ont évité de s’afficher trop ouvertement dans cette campagne). Cette rencontre rappelle l’implication de la France dans le processus de Minsk, son rôle au sein de l’Union européenne ainsi que sa présence économique, mais aussi le sens de l’opportunité de son président, qui peut espérer s’investir davantage pour la paix dans le Donbass.

Il reste à voir si cette nouvelle manière de faire de la politique résistera aux anciens clivages, qui peuvent ressurgir à l’avenir au gré des élections législatives de cet automne, et si une victoire acquise en un temps record n’aura pas valeur que pour un temps éphémère. Les électeurs ont donné une victoire éclatante à Volodymyr Zelenski, mais pas un blanc-seing : une opposition populaire ne tarderait pas à appliquer les règles de la politique phygitale pour mobiliser des activistes. Rien ne prémunit un nouveau président contre un troisième Maïdan, et l’éphémère est déjà, en Ukraine comme aileurs, une des conditions d’exercice du pouvoir.