Sommet de Singapour: Matamore contre Machiavel edit

2 juillet 2018

Dès l’annonce du sommet entre Etats-Unis et Corée du Nord, on pouvait craindre un résultat bien en-dessous du but avéré (le démantèlement de l’arsenal nucléaire nord-coréen) ainsi que des concessions excessives de Donald Trump à Kim Jong-un. Mais la réalité est encore plus décevante et inquiétante.

On escomptait lors de la rencontre singapourienne du 12 juin quelques gestes de Pyongyang dans le sens d’un gel durable de son armement : tout ce qui fut « obtenu » fut cette promesse survendue d’une dénucléarisation de la péninsule coréenne, déjà effectuée une bonne demi-douzaine de fois depuis 1992, encore réitérée par Kim lors du sommet intercoréen du 27 avril dernier, et qui n’a probablement pas retardé d’un seul jour la mise au point puis l’expansion de la capacité nucléaire nord-coréenne. On attendait de Trump la levée de quelques sanctions secondaires, et la perspective d’aller au-delà si le Nord remplissait ses promesses : il a renoncé aux manœuvres militaires régulières américano-sud-coréennes, qui plus est décrétées « provocatrices », ce qui est reprendre le qualificatif utilisé par la propagande de Pyongyang. Si l’on ajoute les paroles plus qu’aimables adressées à Kim (qui ne s’est pas senti contraint à la réciprocité), et que ce sommet, proposé par Pyongyang à l’actuel président comme à tous les prédécesseurs de Trump (qui eux l’avaient sagement refusé), permet de facto à l’Etat-paria de rentrer par la grande porte dans l’arène de la respectabilité internationale, on doit admettre que Kim peut savourer un complet triomphe.

Donald Trump ne s’estime pas pour autant perdant. Il juge avoir rempli un triple but. Il satisfait un électorat isolationniste, qui n’a que faire de ces lointains asiatiques d’où on leur serine que leur vient tout le mal (économique), et dont la protection coûterait trop cher. Loin de ses foucades moyen-orientales, il est apparu en homme de paix, aux applaudissements d’une grande partie des personnels politiques des autres pays, et de l’opinion mondiale – ce qui est pour lui un nouveau rôle. Et il peut raisonnablement penser n’être plus guère dérangé au cours du reste de son mandat par le dossier coréen : la Corée du Nord, satisfaite au-delà de ses espérances, a tout intérêt à maintenir quelque temps un profil bas, afin de faire définitivement entériner son statut de puissance nucléaire, et d’obtenir une levée progressive des sanctions, ce à quoi tant Trump que la direction chinoise se sont dits disposés. Bref, si un jour Paris valut bien une messe, la réélection – dans deux ans – de l’hôte de la Maison-Blanche vaut bien, pour lui, le lâchage de quelques alliés asiatiques, et même la démonstration de ce que ses roulements d’yeux furibonds d’il y a quelques mois n’étaient que gesticulations de Matamore. Le souci de cohérence n'a jamais été le fort de Donald Trump.    

La paix, à tout le moins, sort-elle confortée de l’épisode ? À court terme, sans doute, Pyongyang visant désormais à gagner du temps pour consolider son avantage, face à des États-Unis complaisants, une Chine complice et une Europe absente. À moyen et long terme, sûrement pas. D’une part, la confirmation de la puissance nucléaire nord-coréenne est en soi une menace, compte tenu du peu de respect des normes internationales des maîtres de Pyongyang, en même temps qu’un coup très dur porté au principe de non-prolifération. Ce week-end, déjà, était révélée le maintien, voire l’accélération de la production d'uranium enrichi par la Corée du Nord. D’autre part, Trump signale à ses alliés – et pas seulement en Asie – qu’il vaut mieux ne pas trop compter sur le « parapluie » de Washington, ce qui devrait pousser à une nouvelle course aux armements. Bref, ce monde intranquille est un peu plus instable.

À l'occasion de ces soubresauts, le grand dessein du régime des Kim se dévoile peu à peu. Celui-ci n'a pas la stratégie défensive (éviter par la dissuasion nucléaire le sort de Saddam Hussein ou de Kadhafi) qu'il prétend mener, du moins à usage extérieur, et que la grande majorité des observateurs étrangers s'accorde complaisamment à lui prêter, sans doute pour se rassurer. Ce présupposé en forme de dogme se heurte pourtant à une incohérence irrémédiable. Pour un petit pays comme la Corée du Nord, la construction d'un arsenal nucléaire constitue une ponction gigantesque sur le développement économique et social, et peut de plus se révéler parfaitement contre-productive. Au lieu d'assurer la survie du régime, elle l'a énormément isolé, l'a exposé à des sanctions sévères, et lui a fait courir à plusieurs reprises le risque d'une attaque militaire préventive (déjà envisagée par Bill Clinton en 1995). En outre, des pays aussi hostiles aux États-Unis que Cuba, le Venezuela ou l'Iran ont-ils été envahis par eux, alors qu'ils ne disposaient pas de l'arme atomique ? En vérité, depuis la stabilisation du front lors de la guerre de Corée, au printemps de 1951, rien n'indique que Washington ait jamais échafaudé un projet de prise de contrôle du Nord.

Il est une autre explication à l'immense effort nucléaire de Pyongyang : une stratégie offensive, de long terme, visant rien de moins que la réunification à son profit de la péninsule coréenne. C'est au moment de la disparition de l'URSS que le programme nucléaire a été lancé à grande échelle. Le régime des Kim avait alors compris que la meilleure, la seule défense possible était l'attaque. Si l'on entendait éviter de subir un jour le sort des ex-dirigeants est-allemands, ou pire encore (compte tenu des crimes contre l'humanité perpétrés), il fallait se doter des moyens de conquérir le Sud, de manière à éviter tout risque d'être conquis par lui. Non pas à court terme et brutalement, par une réédition de l'offensive échouée de juin 1950 (début du conflit coréen). Non pas davantage au travers d'une dynamique économique supérieure : sur ce plan, la compétition avec le Sud était depuis longtemps irrémédiablement perdue. Mais par l'accaparement de l'énorme puissance du nationalisme coréen.

D'où une stratégie à double détente. On met au point une force de dissuasion qui assure au pays une place disproportionnée dans les relations internationales et lui assure une sorte de magistère de la terreur menaçante – crédibilisée par une multiplicité d'actes effectivement terroristes, de l'enlèvement en sous-marin de plusieurs dizaines de jeunes Japonais dans les années 1970 au récent assassinat à l'arme chimique prohibée du demi-frère de Kim Jong-un en plein aéroport de Kuala Lumpur. L'arme nucléaire fortifie l'indépendance de Pyongyang, y compris (ou surtout?) à l’égard de la Chine, et beaucoup de Sud-Coréens s'en montrent davantage fiers que craintifs. La Corée du Nord cherche à démontrer à ces derniers leur subordination à l'égard de Washington, et les inconvénients de celle-ci : Trump vient d’y contribuer puissamment, en n’informant même pas Séoul de la suppression des manœuvres militaires conjointes. Or ni le gouvernement, ni le public sud-coréen ne semblent prendre suffisamment conscience du piège qui leur est tendu. La tendance à ne voir au Nord qu'un frère ombrageux quelque peu turbulent, les vrais ennemis de l’unité de la nation coréenne se trouvant à Tokyo, voire à Washington, peut pousser à des concessions sans contrepartie, et à accuser les seuls États-Unis quand, inévitablement, le processus diplomatique déraillera à nouveau.

Ce n'est certes pas demain, ni même après-demain que le grand projet nord-coréen serait couronné de succès, quoiqu'il vienne d'accomplir un pas de géant. Et on doit envisager de multiples scénarios susceptibles de l'enrayer. Mais les à-coups de la vie politique sud-coréenne, la désaffection, voire le désespoir d'une bonne partie des habitants face à des contrastes sociaux de plus en plus criants, accompagnent et facilitent le long travail de sape de Pyongyang. Et Kim Jong-un, qui n'a pas à redouter de défaite électorale, s’estime en mesure d'occuper encore le pouvoir en 2060 ou 2070. Le Machiavel de Pyongyang peut se permettre d'être patient.