Tunisie : « Oui mais nous ne savions pas ! » edit

24 janvier 2011

Quand sonnera l’heure du bilan de la politique étrangère de Nicolas Sarkozy, l’affaire tunisienne pèsera sans doute assez lourd. À tort ou à raison elle aura révélé l’immobilisme préoccupant de notre politique arabe. Parmi les explications avancées pour justifier une attitude pour le moins complaisante vis-à-vis du régime de Tunis, figure le fameux « Oui mais nous ne savions pas... » Vraiment ?

Il ne viendra naturellement à l’esprit de personne de reprocher à notre gouvernement de n’avoir pas prévu que l’immolation d’un jeune homme désespéré conduise moins d’un mois plus tard à la chute du dictateur de Tunis. En revanche, on ne peut que regretter le fait que le gouvernement français ait systématiquement sous-estimé l’impopularité du régime ainsi que sa fragilité. La faute politique est là et bien là. Cette faute est d’autant plus flagrante, que le fameux « nous ne savions pas » ne résiste naturellement à aucune analyse sérieuse. Car il existe depuis au moins une bonne dizaine d’années une littérature universitaire ou journalistique qui a mis en évidence, sur la base de faits avérés, la gravité de la situation tunisienne. S’est-on donné la peine de lire ou de consulter ces écrits ? A-t-on tenté de nouer des contacts avec les exilés tunisiens ? Avons-nous essayé de nous distancier du régime de Tunis ? La réponse est à l’évidence : non.

Depuis de nombreuse décennies et le phénomène s’est considérablement aggravé sous la présidence de M. Chirac, la politique française vis-à-vis du monde arabe s’est repliée autour du développement de relations interpersonnelles très fortes avec les dirigeants de ces pays. Naturellement, aucun État ne peut se priver d’entretenir des rapports plus ou moins privilégiés avec les régimes en place quelle que soit leur nature. Mais tout est affaire de dosage. En l’occurrence, la politique française a pris parfois une forme caricaturale. Alors que l’Égypte connaissait par exemple de graves violations de droits de l’homme et que des pressions s’exerçaient sur lui pour que la France réagisse, M. Chirac pouvait sans rire rétorquer : « Je ne peux pas faire cela à mon ami Moubarak. » Notre politique en est arrivée là.

Ce n’est donc nullement l’absence d’informations qui expliquerait cette forme de complaisance politique. De fait, il suffit de rassembler une documentation très élémentaire sur le monde arabe, pour se rendre compte de sa sombre réalité. Voici d’ailleurs ce qu’écrivait à ce propos un rapport du PNUD en 2002 : « Au cours des vingt dernières années, la croissance du revenu par tête a été, dans les pays de la Ligue arabe, la plus basse du monde (0,5%), à l’exception de l’Afrique subsaharienne. Alors que les habitants de certaines régions en développement doublent leurs revenus en une décennie, le PNUD estime qu’il faudrait, au rythme actuel, cent quarante ans aux Arabes pour réaliser la même performance. Tandis que, dans les autres zones de la planète, la productivité augmentait à un rythme accéléré entre 1960 et 1990, elle déclinait dans le monde arabe. Le produit par tête de la région était supérieur à celui de l’Asie dans les années 1960. Aujourd’hui, les 22 pays réunis ne représentent que la moitié du PIB par habitant de la Corée du Sud. Le PIB global du monde arabe en 1998 – 531,2 milliards de dollars – était inférieur à celui de l’Espagne. » Sans hydrocarbures il ne dépasserait probablement pas celui du Portugal !

Depuis cette date les choses ne se sont naturellement pas améliorées. Au Maghreb, l’Algérie et le Maroc arrivent au 73e et 74e rang des taux de croissance mondiale. Cette comparaison est d’ailleurs accablante pour l’Algérie, infiniment plus riche que son voisin. La Tunisie se trouve dans une situation encore plus grave puisqu’elle n’arrive qu’au 104e rang ! À titre de comparaison un pays comme la Turquie se situe au 16e rang mondial malgré un niveau de vie par habitant encore assez bas et en définitif pas très éloigné du niveau moyen des pays du Maghreb. La conséquence sociale de cette faible croissance est l’existence d’un chômage de masse exceptionnellement élevé, chômage qui s'explique aussi par le fonctionnement defectueux du marché du travail, un fonctionnement défectueux qui tient au désinterêt de ces régimes de se doter d'une population formée et employée pour pouvoir mieux la tenir. Au palmarès de chômage (par ordre croissant), l’Égypte arrive au 107e rang, le Maroc au 109e rang, l’Algérie au 110e rang et la Tunisie au 143e rang !

Pour expliquer cette situation catastrophique, certains sont tentés d’incriminer les processus de libéralisation économique est de mettre inévitablement en cause l’OMC, bouc émissaire tout trouvé. A priori, il n’y a aucune raison d’exclure cette hypothèse. Le problème est qu’en l’occurrence elle pêche par ignorance. Ignorance de ce qu’est l’OMC, ignorance de ce qu’est la réalité tunisienne et arabe.

Il faut en effet rappeler que les États rentiers, qu’ils soient pétroliers ou non, sont ceux qui ont le moins avantage à adhérer à l’OMC car celle-ci leur impose un certain nombre de contraintes, notamment en matière de vérité des prix, qui va à l’encontre de toutes les stratégies rentières. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles un pays comme l’Algérie n’est toujours pas parvenu à négocier son entrée à l’OMC, et c’est aussi la raison pour laquelle la Russie traîne des pieds. Dans le cas tunisien d’ailleurs on constate que la prédation économique était la plus forte dans quatre secteurs : l’automobile, la téléphonie la banque et l’immobilier. Or dans ces quatre secteurs le rôle de l’État était tout à fait central. Les importations de voitures étaient soumises à des licences accordées sur des bases étrangères au principe du mieux disant. Comme dans la téléphonie, les licences étaient concédées en fonction du niveau des rétro-commissions accordées au clan Ben Ali-Trabelsi. De surcroît, une des sources les plus faciles d’enrichissement du clan Ben Ali consistait à acheter des terrains constructibles revendus à prix d’or après obtention de dérogations de l’État. Certes, la libéralisation peut déboucher sur le meilleur comme sur le pire .Mais cette libéralisation était et reste factice puisqu’elle consistait en fait à privatiser l’État.

Tout cela pour dire que la France dispose de tous les éléments pour conclure à la crise aigue des régimes arabes. Mais tout porte à penser que cette réalité troublante n’entraînera probablement aucune altération de notre politique. Tout le monde sait que l’Algérie, la Libye et l’Égypte sont confrontées à une situation explosive. Mais personne n’imagine, sauf miracle, que nous en tirions la moindre leçon. En attendant, tout va bien...