Le « critère caché » de Copenhague edit

15 novembre 2006

L'adhésion à l'Union Européenne est conditionnée par trois critères : l'économie de marché, l'Etat de droit et l'assimilation de l'acquis communautaire. S'y ajoute un critère dont on a peu parlé jusqu'à présent, la « capacité d'absorption » de l'Union européenne. Pour limiter l'entrée de nouveaux membres comme la Turquie et régler ainsi la question des frontières de l'Europe, l'UE ne serait-elle pas tentée de recourir à ce critère qui offre l'avantage politique d'être fort imprécis sans forcer l'Europe à s'en expliquer ?

Certains discours politiques ont aujourd’hui tendance à affirmer que, puisque la Constitution n’a pu être ratifiée, le processus d'élargissement a désormais atteint les limites de sa capacité d’absorption. L’Europe souffrirait d'une maladie appelée la « fatigue de l’élargissement », et il conviendrait donc d’arrêter les dégâts pour enfin tracer les « frontières définitives » de l'UE.

L’argument d’une pause nécessaire après les étapes de 2004 et 2007 est difficile à contester, mais le terme assez vague de « capacité d’absorption » gagnerait à être déconstruit en éléments plus précis et objectifs, qui puissent être discutés dans l'hypothèse où le processus d'élargissement continuerait.

La capacité du marché intérieur de l'UE et de la zone euro à absorber de nouveaux Etats membres est positive. Mais la tendance du débat public à mélanger les effets économiques positifs de l’élargissement avec les défis beaucoup plus problématiques de la mondialisation doit être corrigée par une communication efficace.

Le marché du travail a connu quelques bulles dans les flux migratoires vers ceux des Etats membres qui ont ouvert immédiatement leurs marchés aux travailleurs des nouveaux pays membres. Mais cela a déjà conduit à des tensions sur les marchés du travail dans les pays d’origine, ce qui devrait occasionner des ajustements et des corrections positifs, avec par exemple une augmentation des niveaux de salaire dans les nouveaux pays membres. Au moment où le marché du travail de l'UE pourrait s’ouvrir complètement à un nouvel élargissement important (au-delà de 2020), l'UE sera confrontée à de sérieux problèmes démographiques qui devraient se traduire par des besoins de main-d’œuvre et des déficits des comptes sociaux. Dans ces conditions une immigration maîtrisée peut avoir son utilité, la Turquie apparaissant ici comme la seule ressource crédible parmi les candidats potentiels (car d'autres Etats, parmi les candidats potentiels, connaissent déjà de graves déficits démographiques).

Le budget de l'UE alloue environ 0,33% du PIB aux politiques de redistribution en faveur des régions les plus pauvres (en particulier celles dont le PIB par habitant représente moins de 75 % de la moyenne de l'UE). Puisque les nouveaux Etats membres connaissent une croissance rapide et devraient donc se remettre à niveau rapidement, il n'y a aucune raison de s’inquiéter de l’impact sur le budget d'une continuation progressive du processus d'élargissement. Parmi les derniers arrivants, certains sont déjà sortis de la catégorie des pauvres, suivant ainsi l’exemple de la Grèce, du Portugal et de l'Espagne au cours des vingt dernières années.

L'échec de la Constitution a sans doute empêché quelques améliorations institutionnelles qui n’auraient pas été inutiles, mais les processus de prise de décision de l'UE n'ont pas été paralysés. Les améliorations partielles du Traité de Nice atténuent le problème en ce qui concerne la Commission et le Parlement, et au sein du Conseil on observe quelques signes d'une adaptation à la nouvelle situation. Différentes améliorations (par ex. pour le ministre des Affaires étrangères) ont désormais le soutien de nombreux Etats, et sur un certain nombre de questions institutionnelles, les efforts devraient porter vers l’invention de solutions astucieuses, qui seront trouvées bien avant tout nouvel élargissement.

La capacité des sociétés européennes à absorber l'immigration est aujourd'hui en question, dans un climat de peur de terrorisme, d’islamophobie et d’incertitude sur les modèles européens de multiculturalisme. En ce qui concerne les minorités turques, l'opinion publique semble aujourd’hui exagérer leur assimilation avec l’islam, alors que ces communautés sont largement sécularisées et ne sont sources ni de radicalisation islamique, ni de terrorisme et que la Turquie elle-même fait des efforts de démocratisation. Avec le temps, l'opinion publique européenne devrait revenir à une vision plus objective, cependant que la recherche de nouveaux modèles positifs pour le multiculturalisme européen doit se poursuivre.

La question des « frontières définitives » interroge aussi la capacité de l'UE à assurer sa sécurité stratégique. De nouvelles menaces de conflits interethniques apparaîtraient si les pays balkaniques revenaient sur les engagements de Thessalonique. L'approfondissement de l’intégration de l'UE et de la Turquie sur des questions de politique étrangère et de politiques de sécurité est d’une importance capitale, étant donné les risques chez les voisins de la Turquie. De même, nier les aspirations européennes de l'Ukraine saperait à l’est la perspective d’une démocratie déjà fragilisée par l'échec de la révolution Orange ; et cela serait un encouragement à l’impérialisme russe.

Ces différents éléments déterminant la capacité d'absorption ne sont pas statiques. Ils peuvent connaître des évolutions sensibles sur le long terme, seule durée pertinente en la matière. On peut s'attendre à voir évoluer l'opinion publique à mesure que de nouvelles réalités deviendront plus évidentes. Il convient alors travailler en priorité à améliorer sa capacité à évoluer, plutôt que de se fixer sur une vision statique de la capacité d’absorption.

De plus, sur certains points clés, la capacité d’absorption de l'UE pour le prochain élargissement sera exactement ce que les dirigeants décideront qu’elle soit, en particulier sur les questions institutionnelles. On tourne donc un peu en rond quand les dirigeants de l’UE demandent à la Commission de travailler sur cette future capacité d'absorption, puisqu'il leur reviendra précisément de décider des évolutions institutionnelles qui amélioreront cette capacité d'absorption.

La proposition de tracer les « frontières définitives » (sans doute au détriment de la Turquie et de l'Ukraine, au minimum) est ainsi une bien mauvaise idée, puisqu’il existe déjà des limites bien établies à la carte de l'Europe (le Conseil de l’Europe par exemple). Ce serait une erreur stratégique pour l'UE d’inventer aujourd’hui une nouvelle ligne, qui marquerait une démarcation aussi irréversible qu’imaginaire entre la « vraie Europe » et une « autre Europe » (barbare ?). Un tel geste saperait des années d’efforts pour fonder une Europe unie par sa doctrine, sa réputation et sa capacité pratique à promouvoir son modèle de civilisation par les voies du « soft power ». Cela serait contraire aux objectifs à long terme d’une extension de l'espace démocratique européen associée à la recherche d'une nouvelle synthèse multiculturelle, promouvant un modèle durable de multiculturalisme dans et au delà des frontières européennes.

Le terme de « capacité d’absorption » ne devrait donc pas être utilisé dans les textes officiels sans être mieux défini, ce qui suppose de le décliner en différents éléments objectifs. Sans quoi il offrira aux rhétoriques populistes le cadeau d'une Europe pseudoscientifique.