Démocratie et mondialisation : la poule et l'œuf edit

15 septembre 2006

Depuis 1975, le nombre de pays où règne la démocratie a quadruplé. Durant la même période la part des échanges commerciaux est passée de 8 à 20% du PIB mondial et, selon le FMI, la proportion de pays qui ont libéralisé les mouvements de capitaux est passée de 25 à 38%. Il y a des exceptions, bien sûr, comme la Corée du Nord, qui rejette démocratie et ouverture économique et demeure un Etat-ermite. Mais il est difficile de trouver des coins du monde qui ne sont pas touchés par ces puissantes tendances, tout comme il est difficile d’imaginer des aspects de notre vie qui ne sont pas affectés par la mondialisation.

Démocratie et mondialisation se développent-elles en symbiose, se renforçant mutuellement ? C’est ce que pensent ceux qui sont impressionnés par l’ouverture au monde des pays d’Europe de l’Est après l’effondrement des régimes autoritaires imposés par l’Union Soviétique. C’est aussi ce que pensent ceux qui sont impressionnés par le changement de cap de l’Amérique Latine depuis la vague de démocratisation après 1978. Autrement dit, la démocratie encouragerait l’ouverture économique. Si les échanges internationaux servent l’intérêt général, la démocratie devrait amener des gouvernements démocratiquement élus à leur libéralisation.

Mais ne serait-ce pas plutôt la mondialisation qui encourage l’avènement de la démocratie ? Les échanges commerciaux s’accompagnent d’échanges d’idées, et la multiplication des idées renforce la concurrence politique. L’ouverture financière oblige aussi les gouvernements à plus de transparence s’ils veulent obtenir la confiance des marchés, et la transparence sonne le glas des régimes autocratiques. C’est ce que pensent ceux qui sont impressionnés par la manière dont la démocratie est devenue plus ouverte et vivante en Corée du Sud et l’Indonésie lorsque ces pays ont rencontré des difficultés après leur ouverture financière.

Ces exemples sont importants, mais il en est d’autres qui font douter de l’existence d’un lien fort entre démocratie et mondialisation. On le voit aux Etats-Unis et en Europe où la pression du protectionnisme s’accroît en réponse à l’invasion de produits en provenance de pays où la main d’œuvre est bon marché. En Amérique Latine, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de voir que les bienfaits de la mondialisation sont mal partagés, par exemple entre les compagnies pétrolières étrangères et les pays hôtes. C’est ce qui a amené la Bolivie et le Pérou à déclarer nuls et non avenus les contrats passés avec ces entreprises. En Chine, c’est l’inverse. Si le gouvernement poursuit son ouverture économique, la démocratie n’a pas progressé.

Voilà de quoi surprendre Bill Clinton and George Bush, qui considèrent que démocratie et mondialisation avancent de pair, et ont construit leurs politiques étrangères sur la base de ce postulat. Il n’a d’ailleurs rien de nouveau. Des philosophes comme Kant ont défendu l’idée que les échanges commerciaux facilitent la diffusion des idées démocratiques. Des économistes comme Hayek ont expliqué qu’en accroissant le niveau de vie, les échanges commerciaux et financiers créent une demande pour plus de démocratie. Ces grands esprits se seraient-ils trompés ?

Pas vraiment, mais ils ignorent le fait que mondialisation et démocratie se renforcent mutuellement à une condition : que les fruits de la mondialisation soient largement répartis. En Bolivie et au Pérou, la mondialisation a profité avant tout à la population urbaine éduquée, qui seule avait la capacité à se saisir des nouvelles opportunités. Les populations indiennes des hauts plateaux n’avaient pas reçu l’éducation et la formation dont elles auraient eu besoin pour rejoindre les nouveaux secteurs d’activité ; il n’est pas surprenant qu’elles se sentent laissées pour compte. Ce qu’elles voient de la mondialisation, c’est que les compagnies pétrolières étrangères font d’énormes profits en exploitant les ressources nationales. Rien de surprenant à ce qu’elles élisent des leaders gauchistes comme Evo Morales and Alan Garcia qui promettent une distribution plus équitable.

Mais la question est de savoir ce que vont faire ces nouveaux leaders. S’ils se contentent d’annuler les contrats avec les compagnies étrangères et succombent aux recettes populistes habituelles, la résistance à la mondialisation va s’amplifier. L’idée que mondialisation et démocratie se renforcent mutuellement se sera avéré un mirage. Si, au contraire, ils utilisent les ressources dont ils disposent pour investir dans l’éducation, la formation et l’infrastructure rurale, alors ils démontreront qu’après tout, démocratie et mondialisation vont de pair. Que peut-on prévoir ?

Depuis la première présidence Garcia, il y une vingtaine d’années, le Pérou a profondément évolué. Il s’est considérablement réformé et le système politique a été renforcé. Depuis son élection, Garcia a rejeté ses vieilles recettes populistes. Il a commencé à réorienté les dépenses publiques vers l’éducation, la formation et des programmes qui permettent à plus de citoyens de profiter des opportunités créées par la mondialisation. Quant à Morales, il s’est lui aussi engagé à dépenser plus pour l’éducation, la formation et la santé au bénéfice des pauvres. Il veut changer la constitution pour renforcer le pouvoir des populations indiennes. Mais son appui à l’ouverture commerciale et à la libéralisation économique est incertain. Il se retrouve sous une forte pression. Ces deux pays resteront ouverts si les bénéfices de l’ouverture sont largement répartis, et ceci ne se produira que si leurs systèmes politiques donnent aux plus défavorisés le pouvoir de faire en sorte que ce soit bien le cas.

Et la Chine ? Peut-elle continuer à combiner autoritarisme politique et libéralisation financière ? Le gouvernement est bien conscient que l’ouverture économique favorise la diffusion de l’idée étrangère de démocratie. Il s’efforce de limiter cette diffusion en renforçant son contrôle sur la diffusion de la presse étrangère et en limitant l’accès aux sites internet « subversifs ». Mais plus la Chine s’intègre dans l’économie mondiale, plus ces mesures vont entraver les gains de productivité et plus il sera difficile des les appliquer. Les autorités chinoises s’inquiètent aussi de l’augmentation des inégalités. Elles s’efforcent de contenir ces effets, se comportant ainsi comme un régime démocratique parce qu’elles redoutent les mouvements spontanés de protestation et d’autres défis au statu quo. Il semble peu probable que la Chine puisse indéfiniment réussir à supprimer les demandes de libéralisation politique. C’est en Chine que va être testée la thèse de Hayek selon laquelle la hausse du niveau de vie crée une demande irrépressible de liberté politique.