Géopolitique du cinéma edit

19 mai 2008

Le cinéma prospère. Federico Fellini prophétisait sa destruction par les canons de la télévision. Aujourd’hui, cette dernière l’a entraîné dans une alliance et le 7e art ne cesse d’affirmer sa vitalité. De plus en plus de pays participent au tourbillon des industries de l’image. Cette économie cherche d’abord une rentabilité sur les marchés nationaux. Mais aussi, avec un bonheur inégal, elle vise à conquérir la planète, le jeu de baccara du cinéma se déroulant sur un tapis mondial. Les données réunies par l’Observatoire européen de l’audiovisuel à l’occasion du festival de Cannes témoignent de ces tendances. 

Le cinéma chinois est en plein essor. 260 films produits en 2005, 330 en 2006, 402 en 2007, une production qui réalise une part de marché en salle de plus de 50 % sur son territoire national, ses succès se disputant les premières places du box office avec les films américains. Le Japon finance aussi autour de 400 films par an et partage ses recettes avec les machines hollywoodiennes. En Inde, pays le plus prolixe du continent asiatique avec plus de 1000 films par an, le public s’enchante presque exclusivement de ses romances locales.

Le cinéma américain a subi des perturbations dues à la grève des scénaristes et sa production s’en est ressentie (2006 : 480 films produits ; 2007 : 453). Mais il continue de saturer son marché national (5 % de place pour les longs métrages européens !) et de détenir une position hégémonique sur l’espace international – plus de 60 % de ses revenus proviennent de l’exportation.
 
L’Europe finance de plus en plus de films : 921 en 2007. La France, avec 228 films, contribue pour près du quart à ce volume, les autres cinématographies étant largement distancées – son challenger le plus proche, l’Espagne, aligne 172 films. Plusieurs petits pays manifestent une vitalité étonnante : la Suède, par exemple, produit bon an mal an entre 20 et 45 films. Le cinéma américain réalise encore 50% des entrées en salles, mais les films nationaux gagnent en influence. Dans plusieurs pays, leur part de marché excède 20 % : en Grande-Bretagne (28 %), en Italie (33%) et bien sûr en France (36 %). Et les films venus d’ailleurs, du monde asiatique ou de l’Amérique latine, ne jouissent que d’une minuscule part de marché en Europe.

Ce rapide tour d’horizon offre plusieurs enseignements.

Derrière cette fécondité cinématographique, on trouve souvent le zèle des Etats. Certes, les Etats-Unis et l’Inde ont développé pratiquement sans aide publique des industries d’envergure. Ces deux pays bénéficient d’un vaste marché domestique, et la greffe a pris grâce au dynamisme d’entrepreneurs privés et à la ferveur de publics subjugués par la magie des images – Américains et Indiens battent le record mondial de la fréquentation des salles. Mais ailleurs, y compris en Chine et au Japon, des mécanismes étatiques, à des degrés divers, accompagnent cette industrie. On le sait, ce secteur ne saurait se réduire à des visées économiques, même si ce critère pèse fortement en raison de la démultiplication des vecteurs de diffusion. Pour chaque pays, les films satisfont des intérêts politiques internes, le lien social et le renforcement des identités. Mais ils ont aussi à voir avec des intérêts politiques externes : s’assurer une visibilité, par une mise en scène de soi « glamour », dans le concert des nations. Les festivals et autres manifestations s’érigent véritablement en événements politiques, où les pays se confrontent à travers leurs modèles culturels et esthétiques et leurs préoccupations.

D’autre part, on est frappé par le poids détenu dans le marché mondial par les blockbusters américains conçus en direction des enfants et des adolescents. Pirates des Caraïbes, Harry Potter, Spider-Man, et dans une moindre mesure Ratatouille occupent les sommets du box office aux Etats-Unis, en Europe, en Russie, en Australie, en Chine, etc. On mesure ainsi la puissance des stratégies de « wide release », saturation des salles et méga budgets de communication, conduites par les majors. Ces films constituent des têtes de gondole pour une floraison de déclinaisons commerciales – livres, DVD, jeux vidéo, jouets, etc. Ils participent de la construction d’un imaginaire planétaire chez les jeunes, un phénomène transculturel qu’il est pourtant difficile d’assimiler à un rouleau compresseur puisque la mondialisation stimule aussi l’affirmation d’identités locales. On ne voit que l’Inde pour résister (modestement) à cet ouragan commercial : ce pays développe aujourd’hui ses propres productions en direction des jeunes, notamment avec l’animation, en s’appuyant sur ses prolifiques récits mythologiques.

L’activité cinématographique est, presque par essence, multiculturelle. Elle mobilise souvent des capitaux d’origines diverses – en 2007, près de 40 % des films français sont des coproductions à capitaux hexagonaux majoritaires ou minoritaires. Et les équipes de tournage, en particulier dans ces coproductions, sont issues des horizons les plus hétérogènes. Le film brésilien Blindness qui a ouvert le Festival de Cannes est réalisé par un metteur en scène brésilien, Fernando Meirelles, à partir d’un livre de l’auteur portugais José Saramago. Adapté par un scénariste canadien, il a été tourné en anglais avec des acteurs américains, brésiliens, japonais… Parallèlement, le cinéma, comme toutes les activités qui prennent corps dans un cadre mondialisé, pratique l’hybridation culturelle, les emprunts réciproques, la polysémie des formes. Et pourtant, un film, le plus souvent, dénote un regard, une esthétique qui portent l’empreinte d’un contexte sociogéographique, il exprime une société particulière, celle dans laquelle son réalisateur a baigné.

Cette complexité, ces tensions entre globalisation et identité locale, font du 7e art une figure artistique profondément contemporaine. Dans leur livre L’écran global (Le Seuil, 2007) Gilles Lipovetsky et Jean Serroy le désignent comme le spectacle de référence qui émerge de la mondialisation, une forme culturelle dominante qui balaie, filtre et pense nos sociétés.