Et si le microcrédit était étendu aux pays riches… edit

6 novembre 2006

Le prix Nobel de la Paix accordé cette année à Muhammad Yunus récompense l’invention du microcrédit. En 1976, celui qui était alors professeur d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh a fait le pari que les pauvres aussi pouvaient utiliser les services bancaires. En créant la banque Grameen dans le village voisin de Jobra, il a commencé à offrir en crédit, de sa propre poche, de minuscules sommes d’argent à des personnes bien trop pauvres pour apporter des garanties. Son objectif était d’aider les villageois à financer leurs projets d’investissements, en espérant qu’ils échapperaient ainsi, un jour, à la pauvreté. A en juger par le nombre de banques similaires qui se sont multipliées dans les pays en développement et en Europe de l’Est, c’était manifestement une idée superbe. Aujourd’hui, ces banques servent presque sept millions de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Mais où exactement réside l’innovation de Yunus, et pourquoi son modèle a-t-il pu être ainsi reproduit très loin des villages du Bangladesh ?

Peu après avoir commencé à accorder des prêts, Yunus a réalisé qu’en demandant à ses clients de se regrouper, non seulement la banque faisait des économies d’échelle, mais surtout qu’elle pouvait s’appuyer sur ces groupes pour sélectionner les emprunteurs et s’assurer du remboursement des prêts. Le résultat a été de réduire considérablement les coûts de la banque, ce qui lui a permis de prêter à des taux d’intérêt relativement bas, tout en maintenant le pourcentage de prêts remboursés à 98%, un taux beaucoup plus élevé que dans les banques commerciales. La raison en est simple. La banque menace chaque groupe de ne plus accorder de prêt si l’un de ses membres ne rembourse pas sa dette. Du coup, chaque membre du groupe a tout intérêt à soigneusement sélectionner les autres membres, à les surveiller et à imposer des « sanctions sociales » à ceux qui ne fournissent pas un effort satisfaisant dans leur entreprise et qui ne remboursent pas leurs prêts. Ces sanctions peuvent prendre une multitude de formes, par exemple l’interdiction d’assister aux fêtes religieuses du village ou l’impossibilité de recevoir un crédit de la part des autres habitants. Cette activité de sélection et de surveillance n’implique aucun coût pour les habitants de ces villages qui forment une société très cohésive. En déléguant cette tâche aux groupes, la banque réalise d’importantes économies dans ses coûts de fonctionnement, ce qui lui permet de prêter plus et moins cher aux personnes pauvres qui se révèlent avoir le talent des affaires.

Mas cette approche peut-elle s’appliquer aussi dans les grandes villes ou dans les zones peu peuplées où les gens se connaissent peu et seront donc peu enclins à former de tels groupes ? Dans ces conditions, le modèle de Yunus peut-il vraiment être imité au-delà des villages ou de groupes caractérisés par une grande cohésion sociale ? La réponse est clairement positive, puisque l’on retrouve des banques semblables à la Grameen dans de nombreuses villes et zones à faible densité en Amérique Latine, en Afrique et dans bien d’autres régions. Comment expliquer cela ? En approfondissant la manière dont opère la banque Grameen, on découvre bien d’autres innovations qui vont au-delà de la méthode de prêts en groupe elle-même. Ce sont ces innovations de terrain qui ont rendu possible la dissémination du microcrédit.

La première innovation est due aux responsables de la banque Grameen qui ont introduit la technique des « prêts progressifs ». Cette technique consiste à offrir des prêts de plus en plus importants aux clients qui remboursent promptement leurs dettes. De ce fait, ne plus avoir accès aux prêts devient progressivement plus pénalisant. L’incitation à rembourser augmente donc aussi, à condition que la banque accorde des prêts de plus en plus élevés et pour de plus longues périodes. Ainsi, lorsque le prêt en groupe n’est pas possible, des banques du type Grameen peuvent remplacer cette technique par celle des prêts progressifs. C’est effectivement ce qu’on observe dans de nombreux pays.

La deuxième innovation de la banque Grameen a été la technique des « remboursements publics ». En exigeant que les emprunteurs effectuent le remboursement de leurs dettes au cours de réunions publiques, cette technique utilise le principe de la stigmatisation sociale pour encourager le respect des engagements. Cette technique est utilisée au Bangladesh, mais aussi dans bien d’autres pays, en particulier en Amérique Latine.

Troisièmement, alors qu’à ses débuts la banque Grameen prêtait aux hommes comme aux femmes, elle s’est rapidement aperçue que les femmes étaient de meilleurs clients. L’une des explications est que les femmes ont moins de possibilités d’emprunt que les hommes. Du coup, la banque a commencé à cibler de plus en plus les femmes. Aujourd’hui, d’après le Microfinance Bulletin, les clients des banques pratiquant le microcrédit sont pour près de 80% des femmes. Cette évolution présente en outre un avantage important pour ce qui est du développement économique. Non seulement elle permet de réduire les inégalités entre les sexes, mais aussi elle profite aux ménages démunis dans la mesure où les femmes sont souvent en charge de la santé de la famille et de l’éducation des enfants.

Ce sont ces innovations qui ont rendu possible le développement du microcrédit en Amérique Latine, en Europe de l’Est et dans certaines parties de l’Asie. En offrant des prêts à des personnes trop pauvres pour présenter des garanties, le microcrédit a permis à des personnes talentueuses de saisir les opportunités qui se présentent, favorisant ainsi l’investissement productif, la croissance et le développement économique.

Une nouvelle innovation, pratiquée plus récemment par de nombreux micro-prêteurs et, en particulier la Banque Rakyat en Indonésie, consiste à accepter un type original de garantie, la terre sans titre de propriété, par example. Pour ces banques, qui opèrent maintenant dans tous les pays en développement et en Europe de l’Est, une telle garantie a une valeur symbolique, un signal que l’emprunteur a bien l’intention de rembourser sa dette.

Une autre évolution est l’acceptation comme garantie de l’argent épargné. Cette évolution a forcé de nombreux spécialistes du développement à repenser l’idée selon laquelle les pauvres sont incapables d’épargner. On s’est rendu compte qu’en fait, ils épargnent, mais à leur manière. Très régulièrement, chaque jour ou chaque semaine, ils mettent de côté des sommes minimes. Se rendant compte que cette épargne, aussi faible soit elle, a plus de valeur aux yeux de leurs clients pauvres que pour elles mêmes, de nombreuses banques l’acceptent désormais comme garantie. C’est ainsi que l’épargne des pauvres assure un taux élevé de remboursement des prêts. En retour, les banques offrent de gérer et d’abriter des dépôts qui, auparavant, étaient considérés comme trop faibles. Cette découverte de l’épargne des pauvres, et plus récemment de leur besoin d’accéder à un système d’assurances, témoigne plus généralement de la demande de services financiers de la part de personnes qui n’y ont généralement pas accès. C’est pour cette raison que les banques pour les pauvres ne sont plus appelées établissement de microcrédit, mais de micro-finance.

Cette idée d’offrir crédit et d’accepter des dépôts rapproche les banques de micro-finance des banques traditionnelles. La principale différence est que l’épargne est principalement considérée comme une garantie. L’autre différence est que les sommes ainsi collectées ne sont pas reprêtées. Les institutions de micro-finance ont toujours besoin de lever des fonds pour prêter aux pauvres. Ce qui est intéressant, c’est que ces fonds ne sont plus uniquement fournis par des donateurs, mais aussi par des banques commerciales. La micro-finance a fait la preuve qu’elle ne fait pas qu’aider les pauvres, elle est devenue une activité profitable !

Pour terminer, on peut observer que les institutions de prêt et de collecte de l’épargne au service des plus démunis ne sont pas inconnues dans les pays industrialisés. Les coopératives Raffeisen, établies au 19e siècle en Allemagne, sont bien connues en Europe et aux Etats-Unis où elles servent un grand nombre de pauvres. Pourquoi, alors, ne pas redémarrer et moderniser l’industrie de la microfinance dans les pays développés ? Les banques commerciales considèrent sans doute une telle entreprise comme trop risquée. L’exemple de Yunus suggère que ce pourrait bien être un pari qui vaut la peine d’être pris.