OPA : le protectionnisme franchira-t-il la barrière des espèces ? edit

7 mars 2006

Il y a des raisons objectives aux réactions que soulève la vague d’OPA transfrontalières en Europe. D’abord, ce n’est que récemment que l’union monétaire a commencé à produire ses effets sur la réallocation du capital. Ensuite, la rhétorique du patriotisme économique étonne moins lorsqu’on sait que la France est plus ouverte aux investissements directs étrangers (IDE) que ses voisins, y compris la Grande-Bretagne. Enfin la frustration des italiens se comprend lorsqu’on sait que l’Italie est en queue de peloton pour les investissements hors de ses frontières. Au demeurant, l’affaire Suez n’a pas que des aspects négatifs. Sans l’initiative d’ENEL, Gaz de France serait restée majoritairement aux mains de l’Etat et EDF aurait pu continuer à regarder la concurrence sur le marché intérieur avec condescendance. Néanmoins, nous craignons que les politiques ne jouent dangereusement avec le feu. Giulio Tremonti, le ministre des finances italien, a été jusqu'à évoquer 1914, ce qui comportait un peu d’emphase électorale mais n’était pas faux sur le fond. Plutôt qu'à 1914, nous pensons à 1930 et au Smoot-Hawley Tariff Act de triste mémoire. Examinons tout cela.

Les flux d’investissements directs n’ont pas augmenté de façon significative après l’union économique et monétaire. En théorie, la disparition des risques de change aurait dû stimuler les mouvements de capitaux transfrontaliers. Mais dans les faits, le lancement de l’euro a précédé de peu l’éclatement de la « bulle technologique », qui a forcé les entreprises à se concentrer sur la réduction de leur endettement plutôt que d’envisager des acquisitions. Maintenant que les bilans sont assainis et les bénéfices de retour, il est naturel que les stratégies se réorientent vers la croissance et les parts de marché, tout particulièrement dans le marché européen, le second après le marche américain. Les politiques, comme les analystes, se sont fait prendre par surprise.

Contrairement à des croyances bien ancrées, la France a été le pays européen le plus ouvert à l’IDE, parmi les pays comparables. Les données des banques centrales rassemblées par le FMI indiquent que le stock d’IDE en France s’élevait à 41,8% du PIB (valorisation au prix de marché) en 2004, contre 36,0% pour le Royaume-Uni, 24,6% pour l’Allemagne, 21,3% pour l’Espagne (chiffres de 2003) et 13,2% pour l’Italie. Une étude récente de l’Insee montre qu’en 2003, un salarié du secteur privé sur sept travaillait pour une société étrangère en France, contre un sur dix au Royaume-Uni ou en Allemagne et un sur vingt aux Etats-Unis. Ceci peut expliquer pourquoi le sujet est si sensible politiquement en France.

Par ailleurs, les mêmes données d’IDE montrent que l’Italie et, dans une moindre mesure l’Espagne, sont dans une situation opposée à celle de la France en matière d’internationalisation du capital. Par exemple, les investissements directs italiens à l’étranger ne représentaient que 16,2% du PIB italien en 2004, alors que le chiffre français équivalent était 78,8% du PIB. Au cours des vingt dernières années, les capitaux étrangers ont été s’investir plutôt dans la dette de l’état italien, la plus élevée de toute l’Europe en terme absolu et qui offrait les plus hauts rendements. Maintenant que les taux d’intérêt ont convergé au sein de la zone euro, les investisseurs cherchent d’autres opportunités en Italie, l’investissement direct venant au premier plan. Devenues proies potentielles, les entreprises italiennes deviennent également des acquéreurs potentiels, car toutes ne sont pas identiques comme l’illustre bien la stratégie offensive d’Unicredito. Et à long terme, rien ne justifie que l’IDE d’origine italienne ne représente qu’un cinquième de l’IDE d’origine française, toutes choses égales d’ailleurs.

Même si nous n’avons pas la naïveté de croire que les interférences entre politique et affaires sont choses nouvelles, nous trouvons alarmants les récents développements, comme ces listes de secteurs ou même d’entreprises intouchables que le gouvernement français tente de mettre sur pied. Car la stratégie des champions nationaux est au mieux inefficace, au pire négative pour la croissance et l’emploi. Ses deux principaux effets pervers sont connus et bien documentes : réduire les incitations à exceller pour les dirigeants des « champions », tout en augmentant leur rente, et provoquer un cercle vicieux de représailles protectionnistes. C’est ce à quoi ont conduit sur le plan commercial les barrières douanières instaurées par le Smoot-Hawley Act de 1930.

La vague de nationalisme économique sera peut être de courte durée. C’est, disons, le scénario rose : une fois les élections passées, on reviendra aux choses sérieuses, les négociations et les restructurations transfrontalières reprendront sans que les Etats ne s’en mêlent plus que de mesure – e eh oui, il existe des secteurs vraiment stratégiques, comme la défense et la sécurité. Après tout, c’est une tendance de long terme, consanguine à la création du marché unique, il y a vingt ans. Oui, mais il y a d’autres scénarios possibles : les élections prochaines pourraient renforcer le poids des courants protectionnistes, d’autant plus que le nationalisme économique, considéré comme politiquement acceptable à droite comme à gauche, pourrait ouvrir la voie au nationalisme politique, qui, jusqu'à présent, sentait le soufre. Si les obstacles aux mouvements de capitaux au sein de l’Union s’accumulaient, les flux d’investissements directs s’assécheraient et les gains d’efficience économique attendus du marché unique seraient perdus, rendant les opinions encore plus eurosceptiques. Dans un scénario vraiment noir, le virus du protectionnisme sauterait de l’espèce « mouvements de capitaux » vers l’espèce « échanges commerciaux », dans une logique de représailles. C’est le danger auquel Giulio Tremonti faisait allusion lorsqu’il évoquait 1914. Hyperbole mise à part, il n’a pas tout a fait tort.