Les paradoxes de la baisse du chômage edit

30 avril 2008

Le taux de chômage européen est tombé à un niveau jamais vu depuis vingt-cinq ans. Ce sont surtout les pays qui souffraient le plus du chômage qui sont arrivés aux résultats les plus spectaculaire. C’est une avancée majeure vers la convergence économique et sociale souhaitée par le Traité de Rome. Pourtant, les gouvernements européens ne profitent pas de ces réussites. Les sondages suggèrent un mécontentement croissant sur les conditions de travail, notamment dans les pays qui ont connu les plus fortes baisses du chômage.

Pour comprendre le mécontentement paradoxal des citoyens européens, on doit changer d’optique, ne plus considérer simplement les stocks du marché de l'emploi et s’intéresser aux flux au sein de ces marchés. La première chose à remarquer est que si le chômage a baissé, on constate en revanche une augmentation des taux d'entrée dans le chômage. En d’autres termes, c'est surtout l’augmentation des sorties qui a permis la chute du chômage. Deuxièmement, il y a eu une augmentation de la mobilité sur le marché de l'emploi. Cette augmentation est particulièrement sensible dans les pays qui ont connu les plus fortes baisses du chômage. Le paysage européen du marché de l'emploi semble ainsi bien différent des conditions sclérosées du début des années 1990. Rappelons-nous ce que disait un important rapport commandé par le G7 à l’OCDE en 1994 : « Dans une Europe très peu flexible… le fort taux de chômage de longue durée va de pair avec de faibles taux d’entrée dans le chômage ». Visiblement, on n’en est plus là.

Comment ce changement s’est-il fait ? Le facteur majeur de l'augmentation dans les flux du marché de l'emploi semble avoir été les réformes des lois sur la protection de l'emploi. Pendant les années 1990, de grandes réformes ont réduit le coût des licenciements : on ne compte que quatre réformes de ce type sur l’ensemble de l’UE15 dans la période 1986-1990, pour 16 dans la période 1996-2000. Il faut noter que la plupart de ces réformes étaient marginales ; elles se sont contentées de réduire la protection d'emploi pour les nouvelles embauches, augmentant ainsi le nombre de CDD et introduisant des types de contrats nouveaux et plus flexibles. Cela a modifié les conditions d'entrée dans l’emploi. Dans les pays avec les règles les plus strictes sur les conditions de licenciement des travailleurs en CDI, la majorité des nouvelles embauches se fait actuellement via ces nouveaux contrats extrêmement flexibles. En Espagne par exemple, sur dix transitions du chômage à l'emploi 9 se font par un CDD. L'accroissement des flux sortants du chômage en Europe a été principalement associé avec ces modes nouveaux d’entrée dans l’emploi.

L'ennui, c’est qu’au lieu d’être un moyen d’entrer dans l’emploi, ces contrats s’avèrent souvent un cul de sac : la probabilité de passage d'un CDD au CDI est en effet assez faible, de l'ordre d'un sur 20 ou un sur 10 sur une période d’un an. En somme, ces réformes ont créé un marché du travail à deux vitesses, concentrant le risque sur les travailleurs en CDD, avec en outre des asymétries durables dans les parcours et les carrières. On peut estimer qu’à long terme, jusqu'à un tiers des emplois relèvera de ces contrats flexibles. Ces asymétries et cette faible qualité de l’emploi sont un fort facteur de mécontentement.

Le mécontentement des Européens par rapport à leur marché de l'emploi est ainsi lié à une nouvelle distribution des risques et des gains, apparemment moins favorable. Les marchés de travail sont désormais plus « risqués », ce qui signifie une perte de bien-être pour les travailleurs qui subissent ce risque. Cela pose aussi le problème de la compensation de ce risque. C’est notamment ce qu’expriment les pressions croissantes, partout en Europe, pour un plus fort engagement de l'État en faveur des salaires. Indépendamment des questions de pouvoir d’achat et d’inflation, ces pressions peuvent être interprétées comme une demande de compensation pour les risques croissants sur le marché de l'emploi. Il faut noter que plus personne ne peut se sentir complètement protégé de ces risques. Même les insiders envisagent désormais comme une possibilité la perte de leur emploi.

Les pressions pour revenir en arrière sont fortes. Mais après avoir réduit l'engagement de l'État dans les ajustements du marché de l’emploi, ce serait une erreur de le l’impliquer davantage dans les négociations salariales. Instaurer des salaires minimums par secteur, comme on l’a fait récemment en Allemagne, expose les États aux pressions croissantes des lobbies nationaux et il n'y a pas de raison de réintroduire même les formes douces des politique de revenus adoptées dans certains pays  européens pour préparer leur adhésion à l’Union économique et monétaire (UEM). Le problème, en effet, est que le modèle de la centralisation des salaires n'est pas un instrument approprié sous l'UEM, car les chocs macroéconomiques se font plutôt sentir à l’échelle du secteur ou de la région. C’est pourquoi les systèmes de relations industrielles fondés sur des organisations syndicales nationales ont du mal à répondre aux nouvelles demandes d'adaptation macroéconomique, et que les négociations de branche sont en général privilégiées.

Du point de vue de l’économie du travail, la meilleure réponse que l’on peut donner aux inquiétudes des Européens est même de décentraliser encore davantage les négociations salariales et de les rendre plus sensibles à la productivité. En effet, le risque est accru par le fait que toute transition sur le marché de l'emploi peut impliquer une importante perte de salaire. Or, les accords salariaux centralisés ont tendance à induire des ajustements automatiques. Changer d’emploi ou traverser une brève période de chômage empêche bien souvent de s’élever sur l’échelle des salaires. Une meilleure combinaison entre les risques et les gains peut alors être proposée, qui lierait de plus près les salaires à ce que l’on nomme techniquement la productivité idiosyncratique, c’est-à-dire celle qui s’observe dans telle ou telle entreprise. Dans ces conditions, les transitions seraient plus souvent associées à un gain qu’à une perte de salaire.

En même temps, quelque chose doit être fait pour traiter le dualisme croissant en Europe entre emplois temporaires et emplois permanents. Ce dualisme est coûteux pour la société dans son ensemble, notamment parce qu’il réduit les incitations à accumuler du capital humain : les travailleurs en CDD bénéficient de moins de formation professionnelle que les autres. Une politique sensée serait d'offrir de vraies perspectives de parcours aux jeunes travailleurs en menant des réformes de la protection de l'emploi. Actuellement, il n'y a pas de perspective à long terme après l'expiration d'un contrat temporaire. Les gouvernements pourraient promouvoir une intégration par étapes sur le marché de l'emploi, qui introduirait progressivement de meilleures protections et éviterait ainsi la formation d'un marché duel. Les garanties de sécurité de l'emploi, sous la forme d'’indemnités obligatoire de licenciement, devraient augmenter avec l’ancienneté.

Enfin, le mécontentement des Européens semble s’expliquer par un échange (trade-off) entre la croissance de l'emploi et celle de la productivité. La croissance de l'emploi a pour corollaire une croissance basse ou négative de la productivité du travail. Cela contraint les négociations salariales et empêche les travailleurs de voir compenser leur plus grande exposition au risque. La question, ici, c’est que l'Europe est encore au milieu du gué dans les réformes du marché de l'emploi. Les pressions pour revenir en arrière sont fortes. Les gouvernements doivent résister à ces pressions, comme y satisfaire aurait des coûts énormes sur l’emploi. Augmenter l'emploi et la productivité en Europe exige précisément de faire le contraire. Il faut désormais atteindre l’autre rive : des parcours plus sûrs vers des emplois plus stables devrait être introduits, tandis que la négociation salariale serait décentralisée afin d’être liée de plus près aux gains de productivité.

Une version longue de ce texte est publiée en anglais sur le site de notre partenaire VoxEU