Ebullition ou transition démocratique en Algérie? edit

24 juin 2019

L’Algérie serait en « transition ». C’est ce qu’affirment manifestants et médias. Malheureusement ce n’est pas le cas. L’Algérie est à un stade antérieur, celui du soulèvement, de l’ébullition démocratique d’un peuple. Pour qu’on puisse parler de transition, il faudrait qu’un processus, avec des acteurs identifiés, des étapes et un calendrier, soit amorcé. Rien de ce genre n’apparaît, au moins sur la place publique. Du côté des manifestants, aucun porte-parole reconnu comme légitime par le peuple n’émerge. Au contraire un grand nombre d’Algériens se méfiant d’éventuels chefs auto-proclamés et de toute la classe politique souhaite rester dans cette phase d’indétermination. Du côté des gouvernants, à partir du mois de juillet, c’est le vide juridique, puisque le mandat du président de la République intérimaire, suite à la démission de Bouteflika, est terminé. Sorti du cadre constitutionnel, l’Armée, apparemment unie et dont la légitimité n’est pas contestée, exercera de fait le pouvoir.

La majorité des démocrates algériens, ou tout au moins ceux qui s’expriment tous les vendredi, semble ne pas être pressés et considérer que le temps joue en leur faveur. Un temps nécessaire pour l’expression politique d’un peuple qui n’a jamais eu la parole et qui doit inventer sa propre organisation. Un temps nécessaire pour que les Algériens se connaissent mieux et apprennent à se tolérer dans leur diversité. Un temps nécessaire pour définir les grandes d’un pacte social et économique. Se précipiter serait prendre le risque d’une récupération par l’establishment et d’un retour à l’ancien régime.

Si ces préoccupations sont légitimes, elles font courir un risque considérable au mouvement. Contrairement à ce que croient les démocrates, le temps ne travaille pas pour eux. Osons affirmer qu’un débat collectif non structuré ne parviendra pas à déterminer une ligne claire, compte tenu des divisions profondes et inévitables dans la société algérienne. L’exemple du code de la famille qui est le principal fondement à l’inégalité entre les hommes et les femmes, mariage, enfants et héritage, est significatif. Une grande partie des femmes et leurs associations demande que le principe d’égalité soit énoncé clairement par l’État, ce qui implique l’abolition du code. Il est clair que la majorité n’est pas prête pour une telle révolution. L’exemple de la Tunisie, beaucoup plus en avance que son grand voisin, est éclairant. Seules des institution légitimes, disposant de la durée, pourront traiter des problèmes complexes, évolution de la société ou choix économiques, qui appellent compromis, étapes et progressivité.

Surtout, le temps travaille pour les adversaires, c'est-à-dire l’Armée. Son objectif majeur est de conserver le pouvoir et les avantages qu’il procure, en s’appuyant sur une légitimité historique que personne ne conteste, une organisation centralisée et de moyens considérables. Elle peut certes faire des concessions, laisser une place à de nouveaux dirigeants politiques issus d’élections qui ne seraient pas truquées. Mais elle exclut la mise en place d’un système démocratique, qui lui parait incompatible avec l’état de la société algérienne, son histoire, son environnement international… et ses propres intérêts. Pour l’instant, elle mène des opérations de diversion qui renforcent son pouvoir, comme l’élimination du clan Bouteflika, en faisant arrêter ses dirigeants, dont un ancien Premier ministre, sous l’accusation de corruption. Cynisme manifeste, puisque de nombreux généraux participent au système de corruption. Demain, elle pourrait utiliser les éléments islamistes qui sont ses alliés pour défendre un code de la famille «  menacé ». Elle peut susciter le désordre dans la rue, en durcissant de façon sélective la répression, déclenchant des réactions violentes et le désordre. Un désordre grandissant serait le meilleur prétexte pour bâcler une solution politique. Nul doute que l’Armée aurait l’appui de la grande majorité des pays arabes, qui n’ont rien à faire de la démocratie, mais aussi de la France, dont la préoccupation principale est que l’ordre règne à Alger.

Un autre argument peut être avancé, celui de la détérioration de la situation économique et financière durant cette période d’incertitude. Au prix actuel du pétrole et du gaz, les comptes de l’Algérie sont déficitaires, les réserves de devises pourraient être épuisées dans trois ans, le budget est lourdement déficitaire. La période où les conflits sectoriels étaient résolus par des subventions versées par les wilayas est close. Comme la plupart des biens consommés sont importés, les pénuries vont réapparaître. Des sacrifices devront être demandés à la population algérienne si l’on ne veut pas à terme que l’Algérie devienne un second Venezuela. Les arrestations de dirigeants de grandes entreprises ont un effet dépressif sur l’économie.  Plus on attend, plus les sacrifices demandés seront élevés. Seul un gouvernement légitime et stable, combiné avec un État de droit, peut conduire une telle politique et susciter la confiance des investisseurs privés, notamment étrangers.

L’urgence est de parvenir à un compromis entre le peuple et l’Armée. Il passe par la mise en place de garde-fous pour les prochaines élections, présidentielles puis législatives, intervenant d’ici la fin de l’année. L’instauration des libertés nécessaires peut se faire en quelques semaines : liberté de réunion et d’association, liberté de la radio et de la télévision, contrôle international des élections. Un Conseil des Libertés serait instauré avec une majorité de membres venant de la société civile. Ce sont ces nouvelles instances qui définiraient les institutions et la politique de l’Algérie. Certes, rien ne garantit que le camp réformateur sortirait vainqueur des élections. Rien, en l’absence de solution rapide, n’exclut une issue à la soudanaise ou à l’égyptienne.

L’idéal serait que ces « garde-fous » soient négociés. En l’absence de négociateurs, ils devront être décrétés. Certes il n’existe pas apparemment de Gorbatchev et Boudiaf a été assassiné. Parfois, les circonstances font émerger l’homme d’une transition, accepté ou toléré par toutes les parties en présence, comme ce fut le cas en Espagne.

C’est, en tout cas, ce que doivent souhaiter les amis de l’Algérie. Ils sont nombreux en France, même s’ils sont tenus à la discrétion.