Nucléaire: l’ère du low cost edit

2 février 2010

Rien n’y a fait. L’engagement militaire de la France au côté des Émirats Arabes Unis, la gestion du dossier par Claude Guéant, le renfort d’EDF, la baisse des prix. À l’arrivée c’est une société coréenne, Kepco, qui l’emporte au nez et à la barbe des champions du monde du nucléaire avec une offre ne présentant pas d’innovation technologique majeure. L’affaire qu’on ne pouvait pas perdre a donc conduit à rouvrir le dossier du nucléaire français. Après Pérol et Spinetta, François Roussely est appelé à se pencher sur le dossier : faut-il recomposer la filière ?

Pour expliquer l’échec on a évoqué les surcoûts de la troisième génération (3G), les querelles gauloises entre Total, EDF, Areva et GDF, la force de l’euro, les retards du chantier finlandais et même un communiqué des autorités de sûreté nucléaire (France-RU-Finlande) mettant en cause le système de commande-contrôle de l’EPR.

Kepco, l’opérateur coréen qui l’a emporté, est un électricien (l’EDF local) dont la caractéristique est qu’il opère et construit en ce moment des centrales 2G améliorées. L’offre française était portée par Areva (un industriel intégré) qui proposait une centrale 3G dont aucun modèle ne fonctionne encore aujourd’hui. Quant au client, il n’a aucune expérience dans le nucléaire et entendait confier le marché à un exploitant fiable capable de s’engager sur des performances et des prix.

L’affaire Areva-EDF-EAU est donc en fait celle de la victoire du nucléaire « low cost » (PWR adapté Kepco 2G) contre le nucléaire ultra-sécurisé (EPR 3G). L’échec du consortium s’explique très simplement par le divorce que chacun pouvait constater entre une demande émiratie pour des centrales robustes et fiables fournissant une énergie électrique peu coûteuse et l’offre française d’une centrale coûtant 50% de plus que la centrale coréenne. L’échec était prévisible. Pourquoi l’annonce a-t-elle provoqué un tel choc ?

La demande émiratie a pris la forme d’un appel d’offre ouvert sans préférence marquée pour une technologie ou une exigence de sécurité maximum mais avec un critère prix dominant et avec la volonté de confier l’exploitation à un électricien expérimenté. Les Français connaissaient la nature de la demande mais ils ont longtemps pensé qu’ils pouvaient convaincre les Émiratis de payer plus cher pour avoir accès à la meilleure technologie mondiale disponible, avec le plus haut niveau de sécurité.

Mais la position française était à bien des égards paradoxale. Le succès de la filière française du nucléaire est universellement attribué à EDF qui opère avec succès 58 tranches nucléaires de seconde génération. Or l’offre française a été portée par Areva Suez et Total avec une technologie de 3G. Ayant compris leur erreur les Français ont fait rentrer EDF dans le consortium d’abord comme minoritaire puis comme leader. Mais cela ne changeait rien au fait que les Émiratis se voyaient proposer au nom de la sécurité une technologie non éprouvée et plus coûteuse alors que les Coréens, les Français et les Chinois opéraient avec succès des réacteurs 2G.

Confrontés à la dure réalité des faits et instruits par les premiers choix des Émiratis qui avaient écarté plusieurs technologies 3G dans le cadre de l’appel d’offres et sélectionné plusieurs projets 2G, les tenants de l’offre française ont commencé à se diviser.

D’un côté le gouvernement a tenté de jouer la carte politique : le partenariat stratégique franco-émirati valait bien quelques surcoûts financiers d’autant que les Émirats pouvaient se targuer d’accéder à la meilleure technologie. Mais en confiant à un cabinet d’ingénierie américain le soin de sélectionner les projets, les Émirats sont parvenus à séparer les enjeux politiques et les enjeux industriels.

De l’autre côté, confrontés à une équation financière impossible, EDF, Total, Areva et Suez ont dû choisir entre perdre le marché émirati en maintenant leurs prix ou les baisser significativement pour emporter ce marché de référence. Ils ont préféré perdre d’autant que l’EPR continue à réserver de mauvaises surprises en matière de coûts.

Cet échec a conduit le gouvernement à reconsidérer sa stratégie et son dispositif industriel dans le nucléaire civil. EDF dispose d’une expérience inégalée dans le monde en matière d'ingénierie, d’exploitation et de gestion d’un parc nucléaire 2G mais cette position est contestée par Areva et autres producteurs d’îlots nucléaires dans le monde, par les concurrents électriciens et par les pétroliers en quête de diversification. Faut-il regrouper les forces du nucléaire français sous l’égide d’EDF et, si oui, une telle décision ne risque-t-elle pas de conduire au démantèlement d’Areva ? Elle risquerait aussi d’affaiblir la concurrence avec Suez, Eon, Enel, alors que la Commission européenne estime déjà que la concurrence sur le marché français est insuffisante et que le gouvernement français s’apprête justement à rogner les ailes d’EDF avec la Loi NOME.

Areva, qui a été privée de la maîtrise de l’ingénierie nucléaire lors de la réalisation du programme des 58 tranches françaises, a voulu conquérir son autonomie et exercer ses talents seule sur une nouvelle technologie et en Finlande : l’échec a été retentissant. L’entreprise dirigée par Anne Lauvergeon a été incapable de tenir les délais et les devis. Les pertes enregistrées sont colossales. Certes Areva a maximisé les difficultés puisqu’elle devait faire un triple apprentissage : le métier d’ingénieriste, sur une nouvelle technologie, et à l’étranger. Mais on ne se lance pas dans une triple première sans maximiser ses atouts et Areva n’a manifestement pas su faire.

Areva avait comme partenaires de départ Suez et Total. Le premier, qui aspire à devenir un concurrent d’EDF en France, a cru que sa participation à l’opération émiratie allait lui permettre d’acquérir des compétences utiles. Mais Suez n’a pas été associé à la spécification de l’EPR et n’a pas construit de centrales depuis fort longtemps. Son apport technique était donc nul. Total voyait de son côté dans l’opération un moyen peu coûteux d’amorcer sa diversification dans le nucléaire et le moyen également de consolider son partenariat avec les émirats en matière pétrolière et gazière. Si Total et Suez n’avaient pas de valeur ajoutée propre pourquoi EDF n’a-t-elle pas été conviée dès le départ à l’aventure ? Là aussi la réponse est simple : EDF considère que l’acceptabilité du nucléaire passe par l’hyper-sécurité, laquelle n’est possible que dans les pays très développés (USA, UK, France aujourd’hui et demain RFA, Italie) ou en voie de l’être (Chine et Inde). Seule l’injonction élyséenne a fait qu’EDF a dû s’intéresser in extremis aux EAU.

On peut tirer trois conclusions de l’échec de la filière française nucléaire française aux Émirats Arabes Unis.

Si une autorité mondiale de sûreté nucléaire n’émerge pas, avec le pouvoir d’imposer des normes de sécurité post Tchernobyl et post 11-Septembre, alors l’EPR et plus généralement les technologies 3G, trop coûteuses, ne pourront pas s’imposer et on assistera à l’imposition d’un nucléaire dual : ultra-sécurisé pour les pays démocratiques développés, moins sécurisé pour les autres pays.

La sécurité nucléaire est un bien public mondial, l’ingénierie des centrales EPR ne peut être la propriété exclusive d’Areva ou d’EDF. L’avenir de la technologie est dans la mise en commun des compétences. Nucléaire de France (Areva, EDF, Suez, Total et le gouvernement Français), qui jusqu’ici était le champion de l’EPR, doit choisir entre maximiser sa part de marché dans le nucléaire civil, ce qui l’oblige à diversifier son offre et à intégrer des réacteurs 2G, ou promouvoir le seul EPR et accepter de perdre les appels d’offre du nucléaire low cost. De ces choix découleront les principes d’organisation de la filière nucléaire française.

Si l’on considère, en rupture avec la philosophie et la pratique actuelle, que l’offre française doit être étendue au low cost, alors il faut permettre à Areva de rester un opérateur intégré, voire favoriser des alliances d’Areva avec des Japonais ou des Chinois pour pouvoir offrir de la 2G. Ce choix n’interdit pas qu’Areva s’allie ponctuellement à tel ou tel exploitant électrique pour faire une offre groupée.

Si l’on considère à l’inverse que les opportunités de marché dans les pays développés à forte culture sécuritaire sont suffisamment développées pour qu’il ne soit pas nécessaire d’aller en Jordanie ou dans les Émirats, alors le leader de la filière sera par la force des choses EDF : une entreprise qui, à Penly, expérimente déjà le modèle ouvert de collaboration avec ses concurrents pour mutualiser les compétences en matière d’ingénierie nucléaire.