Hadopi: pourquoi la main tremble edit

10 avril 2009

Aux dernières nouvelles, Hadopi aurait coulé, mais ne serait pas encore noyée. Cette loi qui vise à imposer une " riposte graduée " au téléchargement illégal de musiques et de films sur Internet navigue depuis des mois comme un radeau de la méduse. Face à ce projet la riposte des internautes n'est en rien graduée. Elle est cinglante. Aucune surprise : à chaque tentative d'introduire de la régulation dans la Toile (protection des enfants, régulation de la publicité et maintenant téléchargement illégal), l'armée des fournisseurs d'accès, des hébergeurs et des internautes avance en front uni. Les arguments se répètent : toute intrusion du Web est attentatoire aux libertés (" une loi qui fait fliquer tout ce que vous faites sur Internet ", dit un contempteur de Hadopi), vouée à l'échec car aisément déjouée par la technique, ruineuse pour l'État qui devra la faire respecter. Mais le plaidoyer qui enrubanne fastueusement tous les autres, c'est le tort porté à la jeunesse. Les jeunes, enthousiastes d'un Internet aux contenus libres et gratuits, forment une bastille que nul politique ne saurait raisonnablement affronter.

" Je suis, car je m'exprime dans la géosphère du Net ". La Toile fait exploser les possibilités d'expression. Chacun, ici, a la faculté de faire entendre sa voix dans l'arène publique, de trouver un (ou des) interlocuteurs et/ou de démultiplier sa puissance d'action. Blogs, chats, forums, réseaux sociaux et wiki tissent cette conversation généralisée, qui flatte le besoin de reconnaissance de l'individu moderne et opère comme une régulation psychique sur la société. Le net se nourrit aussi de contenus auto-édités circulant librement, sorte de showroom planétaire pour exposer les talents et faire partager des expériences. Users generated contents : l'utopie du Net s'est construite sur cet adage, la gratuité de l'échange en bandeau. Mais d'autres contenus ne sauraient être accompagnés d'une telle prodigalité, ils relèvent de la sphère marchande : l'information de haut niveau, les biens culturels, la musique, les films, les expertises, etc. Ici s'impose la recherche d'un équilibre financier et d'une rentabilité. Or tout se passe comme si les valeurs du partage et l'éthique du don contre don avaient englouti la logique marchande - pourtant éminemment présente par la publicité, y compris dans les sites de réseaux sociaux. Fondamentalement, le Web serait doté d'une génétique particulière : son ADN, c'est la générosité sociale, la liberté d'expression et la gratuité.

Cette religion imprègne le débat sur Hadopi qui concerne des biens culturels marchands (musiques, films, séries). Les internautes s'étranglent d'indignation et n'émerge, dans leurs commentaires, aucune allusion au coût de fabrication des contenus et à la rémunération des auteurs ou des producteurs. L'idée d'un impact financier " ailleurs " (salle de concerts, autres prestations, ventes indirectes) lié à la notoriété acquise par le Net semble couler de source. Dans le monde virtuel, on imagine une autre virtualité, celle du buzz porteur et de ses retombées rémunératrices.

Soit la gratuité est conçue comme la conséquence naturelle d'une idéologie du partage, soit elle est perçue comme un investissement initial dont les dividendes viendront plus tard, une fois la réputation acquise. Les politiques ou experts qui se sont engagés publiquement contre la loi Hadopi rendent eux-mêmes grâce à ce culte de la gratuité en ne proposant aux artistes que de vagues solutions pour se rémunérer : licence globale (pour qui ? comment ?), rémunération créatrice (comment ?), nouveau modèle économique pour la création (sorte de wishful thinking). C'est au prix de ce flou que l'on peut rester dans l'épure (l'échange gratuit) , sans tomber dans l'ingénuité (les productions ont tout de même un coût).

La conviction libertaire des internautes relaie subtilement l'esprit libéral des fournisseurs d'accès et des hébergeurs : elle permet d'exercer une pression économique sur la chaîne des intervenants dans les contenus, et de présenter l'exposition dans la toile comme une chance pour les auteurs et les artistes. Le renversement du rapport auteur/éditeur au bénéfice de ce dernier est une tendance largement répandue dans le monde réel : beaucoup d'auteurs publiés en livres ou dans des journaux ne sont pas rémunérés. Dans le Web, la cohabitation des productions d'amateurs et celles de professionnels permet de mettre tout le monde sans distinction sous le régime de la " mise à disposition gratuite ", autre manière d'insuffler de la légitimité à un phénomène contemporain : la dilution des notions d'œuvre et d'artiste ou d'intellectuel (voir mon article " Tous experts, tous artistes ").

Plus globalement, la foi en une économie " oblique " (publicité, liens sponsorisés, ventes associées, ventes de fichiers et de profils, notoriété qui se paie sur les marchés traditionnels de l'édition ou des manifestations publiques payantes) l'emporte dans l'univers du net. Aujourd'hui, pourtant, sur le front publicitaire se dégage un certain désenchantement. La croissance des investissements des annonceurs dans le Net a accrédité un moment l'idée d'un eldorado - qui au passage, logique des vases communicants, affaiblit tous les supports traditionnels. Mais cette manne destinée à être partagée entre tant d'acteurs se bousculant au postillon commence à se révéler fort étroite pour chacun d'eux. La crise publicitaire qui n'épargne pas le Web a porté un second coup à cet emballement généralisé en faveur " du gratuit ", mais pas au point d'en déboulonner la statue. Pourquoi ? Sûrement, en raison de la puissance des internautes. Le Web est un espace d'investissement affectif pour les nouvelles générations. Attaquer la gratuité des consommations culturelles sur le Net, c'est bousculer des utopies portées par une large fraction de la jeunesse, une jeunesse à laquelle la société adulte offre déjà peu d'idéaux et peu de place.

Les hésitations des parlementaires sont éloquentes : les sirènes de l'exception culturelle valent-elles le coup de se faire maudire par les jeunes ? Si la loi est un jour adoptée, on voit mal les pouvoirs publics s'engager fermement dans la traque des internautes (environ la moitié des moins de 35 ans pirate musique ou films). La loi signale elle-même " la main qui tremble " : elle prévoit une riposte lente, dosée et complexe à mettre en œuvre. La vérité : le débat Hadopi s'articule à des enjeux qui dépassent de beaucoup l'univers du Net, des enjeux qui touchent les rapports entre les générations. Pour cette raison, nous prédisons un long avenir à la méditation collective sur le modèle économique des consommations culturelles sur le Web.