Pour avancer sur la voie des réformes l'expérimentation est une des solutions edit

25 avril 2006

La France parvient parfois à réaliser des réformes importantes sans véritable tragédie. Mais cela suppose la construction d'un diagnostic partagé doublé d'un réel consensus. Or cette double condition n'est pas souvent réunie. C'est pourquoi Bernard Brunhes et Zaki Laïdi estiment que le réformisme reste fondamentalement une idée neuve en France. Dans la foulée du CPE, Telos propose ici différents éclairages sur l'expérimentation : celle-ci pourrait sous certaines conditions constituer un "accélérateur de consensus".

Les résistances en France sur ce sujet sont importantes et ne sauraient être passées sous silence. Mais l'enjeu vaut la peine de s'arrêter sérieusement sur la question, tant il est nécessaire de pouvoir expérimenter avant de généraliser des changements de lois ou de régimes sociaux. Car l'expérimentation permet plus : dans le cas de la gestion décentralisée du transport ferroviaire régional, Alain Faure montre comment elle a permis à chaque collectivité de réinterpréter des règles, de transformer des doctrines, de s'inventer une pratique adaptée à sa culture et ses besoins.

A contrario, l'absence actuelle d'expérimentation qui prévaut entraîne, comme corrolaire, l'absence d'évaluation des dispositifs que les politiques mettent en place, donc le gaspillage de temps et de fonds publics lorsque ces dispositifs ne fonctionnent pas, et la faible adhésion des citoyens, car ils ne croient pas en l'expertise basée sur les théories. Ils ne croient pas non plus en l'importation des expériences réussies à l'étranger. Qu'ils aient tort ou raison importe peu, cela suffit généralement à bloquer le pays pendant les réformes et les fait échouer la plupart du temps.

L'expérimentation nécessite des protocoles particuliers. L'un deux, connu sous le nom de randomisation, est discutée en détail par Denis Fougères, et certains aspects éthiques par Peter Fredriksson. Si l'on veut procéder à un changement pour un groupe cible, le principe est de tirer au sort des individus tous volontaires de ce groupe et de leur appliquer ou non un changement de régime (assurance chômage, prime de retour à l'emploi). Cette méthode est très efficace pour évaluer certains types de réformes (RMI, activation de l'assurance chômage, prime de retour à l'emploi).

Dans certains cas, elle ne suffit pas pour appréhender toutes les conséquences de la réforme, en particulier lorsqu'on s'attend à des effets plus larges liés notamment à la dynamique du marché du travail local. Un exemple simple inspiré de programmes d'aide au développement permet de mieux comprendre cela. Supposons qu'on souhaite favoriser les études des jeunes adolescents dans une région où le taux de scolarisation est très faible. On institue une prime lorsque l'enfant est scolarisé régulièrement. On constate en effet une hausse du taux de scolarisation, disons de deux années, qui permet ensuite d'obtenir un emploi mieux rémunéré. Le gain économique du programme est mesurable par l'écart de salaire entre cet individu ayant bénéficié du programme et les autres personnes n'en n'ayant pas bénéficié.

Supposons maintenant qu'on généralise le programme : toute une cohorte de la population a maintenant étudié deux années d'études de plus. La question clé est de savoir si le marché du travail local va créer de meilleurs emplois, ou si au contraire, les travailleurs ne vont pas se retrouver déqualifiés dans les emplois existants dont la structure n'aurait pas changé. En d'autres termes, ce que l'expérimentation aléatoire sur une petite échelle permet de détecter ne s'applique pas dès lors que l'expérimentation a des effets dynamiques.

Dans ce type de cas, l'évaluation sur une population restreinte de volontaires ne permet pas de connaître les effets réels de la réforme. Il faut donc d'autres méthodologies, basées sur la territorialisation des évaluations : des zones rurales et certaines villes bénéficient du programme, l'évaluation porte sur la comparaison entre ces zones et des zones de comparaison. Si le nombre de territoires testés est suffisamment important et les territoires non testés suffisamment comparables, on peut avoir d'excellentes évaluations des effets globaux des mesures. On peut alors généraliser ou pas le programme en fonction d'une analyse coûts-bénéfices objective.

La résistance intellectuelle à ces deux types d'évaluations est importante en France, en dépit du fait que certaines administrations la pratiquent sous une forme particulière, et on va le voir, inadaptée : l'administration choisit un établissement et on teste un changement de régime. Si cela marche, il est plus facile de réformer. Pourtant, il existe une difficulté majeure avec ce type de procédé : faire une réforme dans un lycée de centre-ville, avec un public particulier, ne permet pas de savoir si le changement s'appliquera forcément bien ailleurs. De plus, comme le souligne Peter Fredriksson, le choix des lieux d'expérimentation ne sera pas neutre, surtout si les politiques en charge veulent voir leur projet réussir. Outre qu'un choix biaisé en faveur du succès est une malhonnêteté intellectuelle, c'est inefficace pour deux raisons : si la réforme ne marche pas ailleurs, on risque de généraliser quelque chose d'inefficace ; si elle marche, on donne des armes aux opposants pour contester le résultat et s'opposer à la généralisation, car ils plaideront que le choix de l'établissement était favorable au succès.

Il faut donc développer une logique d'évaluation ex-ante selon des protocoles particuliers : systématiquement faire encadrer l'expérimentation par des experts indépendants ; ne pas hésiter à les trouver à l'étranger si nécessaire, cela peut même être souhaitable s'il faut dire des choses qui déplaisent à l'administration ou aux politiques porteurs du projet ; tenter de lancer une réflexion sur les obstacles juridiques, comme le fait Pascal Combeau, et explorer les solutions juridiques possibles, en particulier le fait de s'appuyer sur le principe d'intérêt général : des évaluations bien faites peuvent éviter des erreurs ou au contraire convaincre du bien-fondé des réformes.

En particulier, on pourrait souligner que le droit français n'est pas systématiquement frileux concernant la territorialisation de certains dispositifs. Un exemple parmi de nombreux autres: l'article 7 de la loi du 17 juillet 1984, modifié en 1987, accorde une dérogation pour trois départements dans l'organisation du régime d'association, qui sont régies selon un " droit local ". Autre exemple : une ordonnance de 1892 donne deux jours de congés supplémentaires. Troisième exemple : le délai de carence de trois jours de la sécurité sociale ne s'applique pas dans ces trois départements, le régime d'assurance-maladie y est d'ailleurs particulier. Il s'agit en fait de dispositions transitoires, devenues permanentes et qui s'appliquent en effet avec une foule d'autres, on l'aura reconnu, au Bas-Rhin, au Haut-Rhin et à la Moselle, pour des raisons bien évidemment historiques.

Qui peut le plus devrait pouvoir le moins : des dispositions transitoires, à fin d'expérimentation, devraient pouvoir être inclues dans la loi au nom de l'intérêt général. Les obstacles juridiques à l'expérimentation ne sont que l'expression de la volonté populaire qui peut défaire ce qu'elle a fait. Il faut aussi prendre conscience qu'existent des résistances épistémologiques, car changer de cadre de pensée est douloureux. Enfin et surtout, il existe des obstacles sciemment posés par les politiques et les administrations pour développer des réformes en évitant de rendre compte de leurs actions.