Que sait la Réserve Fédérale que nous ignorons ? edit

23 janvier 2008

Lors d’une conférence téléphonique convoquée d’urgence par son président Ben S. Bernanke, le comité de l’open market a baissé les taux directeurs de la Fed de 0,75 points, ce qui ramène le plus important d’entre eux, le taux auquel les banques peuvent se refinancer, à 3,50%, soit une baisse cumulée de 175 points de base depuis août dernier. Qu’a-t-il pu se passer pour que la Fed juge opportun de ne pas attendre la réunion prévue de longue date pour la semaine prochaine ? Ses dirigeants ont-ils connaissance de faits que nous ignorons ?

Le communiqué officiel ne nous éclaire guère sur les raisons de cette décision prise en urgence.  Sont invoquées la faiblesse croissante de l’économie et la montée des risques, la détérioration des conditions de financement malgré la normalisation du marche interbancaire, et des indications que la crise immobilière s’aggrave. Dans ces conditions, les perspectives pour l’inflation sont jugées moins préoccupantes, même si, concession faite au président de la Réserve fédérale de Saint-Louis William Poole, il « sera nécessaire de surveiller les développements sur le front des prix avec attention ». En revanche, le communiqué indique de façon limpide que d’autres baisses de taux sont d’ores et déjà envisagées car, même après son action décisive, le Federal open market commitee (FOMC) considère que les risques négatifs sur la croissance restent appréciables.

Pour les marchés financiers, la cause est entendue : la chute des actions en Asie et en Europe lors du « lundi noir » a invalidé la thèse du découplage entre l’économie US et le reste du monde, et fait donc planer le spectre d’une récession mondiale qui ôterait le dernier support de croissance laissé à l’économie américaine, les exportations.  De plus, les marchés savent qu’un krach à Wall Street est toujours considéré par la Fed comme dangereux en raison de l’effet en retour sur l’économie réelle, via les effets de richesse et l’augmentation du coût du capital : octobre 1987 reste dans les mémoires.

Pour autant, ces explications ne sont pas satisfaisantes, car elles ne justifient pas une décision d’urgence, comme celle qu’Alan Greenspan prit immédiatement après les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Il faut donc s’interroger sur les particularités de la crise financière actuelle.  Il me semble que deux éléments de nature systémique ont probablement convaincu le FOMC qu’une action décisive était nécessaire, au risque de valider les scenarios les plus noirs sur l’économie.

Le premier est le risque de faillite de deux grands réassureurs d’obligations, MBIA et Ambac, dont les pertes sur les marchés de produits de crédit structurés avaient déjà conduit l’agence de notation Fitch à réduire la notation de la dernière. Bien que les autorités new-yorkaises aient indiqué qu’elles travaillaient à la recapitalisation de ces assureurs, il se peut que la Fed ait jugé que le danger d’une crise systémique avant que les négociations n’aboutissent était sérieux.  L’enjeu est en effet de taille : les réassureurs de crédit garantissent environ 2 400 milliards d’obligations municipales. Outre une dislocation encore plus profonde des marches de crédit, une faillite conduirait inévitablement à une baisse des investissements par les collectivités locales, qui viendrait s’ajouter à celle de l’investissement logement. La réaction du marché, une hausse de près de 50% des cours de MBIA et Ambac, me fait penser que la Fed avait probablement mis les réassureurs sous surveillance et anticipé une telle réaction de la bourse.

Le second est qu’une forte chute des marchés d’actions aurait selon toute probabilité touché encore plus sévèrement le secteur bancaire.  En réduisant mécaniquement les fonds propres des banques, un krach boursier aurait créé un autre risque systémique, celui que certaines banques ne satisfassent plus leurs obligations réglementaires de ratios de capital, avec à la clef, la possibilité d’une contraction brutale du financement de l’économie. Là aussi, les marchés ont réagi comme l’escomptait probablement la Fed, en poussant à la hausse les valeurs bancaires, réduisant de ce fait le risque systémique

Par l’ampleur et la rapidité de son action, la Fed réanimera certainement le débat sur l’activisme monétaire (une critique souvent entendue du coté de la BCE) et l’alea moral, c'est-à-dire l’incitation à l’imprudence financière, puisque, in fine, la cavalerie semble toujours arriver à temps. Il me semble cependant que, même si la décision de baisse de taux d’urgence a surpris la plupart des observateurs, on ne doit pas s’en étonner outre mesure, car la feuille de route avait été tracée clairement dès le mois d’août dernier par le gouverneur Fréderic Mishkin. Dans le papier qu’il présenta a la conférence de Jackson Hole, Mishkin expliquait en effet qu’en cas de forte baisse des prix immobiliers, même justifiée par les fondamentaux, la banque centrale pourrait avoir à s’écarter de son comportement usuel relatif à l’arbitrage inflation croissance, et considérer le risque d’alea moral comme secondaire. Le fond de son analyse reposait sur l’effet de la dépréciation du collatéral que représente la richesse immobilière, dans une économie à fort levier d’endettement : une contraction du crédit aux ménages pouvant enclencher une baisse excessive de la demande agrégée. Or c’est précisément ce qui se passe dans l’économie américaine, d’une façon caricaturale pour les emprunteurs risqués (subprime), mais aussi pour les ménages à revenus stables et suffisants pour honorer leur dette. 

Il y a cependant un point de la leçon du professeur Mishkin que les investisseurs ne devraient pas oublier : pour réduire l’alea moral et conjurer le cycle infernal des bulles financières, la banque centrale doit être prête à retirer rapidement et de façon décisive le concours exceptionnel qu’elle avait apporté à l’économie lorsque le risque de contraction incontrôlée prévalait. C’est la principale critique que les proches de Ben Bernanke adressent à l’action d’Alan Greenspan en 2004 : lorsque le risque de déflation fut maîtrisé, il aurait convenu de relever rapidement les taux. Ironiquement, c’est ce que fit Alan Greenspan en… 1994, une fois le système bancaire recapitalisé grâce à une politique monétaire expansionniste. Je gage que c’est ce que Ben Bernanke fera en 2009, une fois le risque de l’effet collatéral réduit. Et je crains que beaucoup, ayant conclu à tort que la Fed est toujours prête à secourir les marchés, ne s’y laissent prendre.