Erasmus puissance 10 edit

24 mars 2007

La mobilité étudiante est désormais un enjeu économique majeur. Avec Erasmus et le LMD, l'Union européenne s'est offert un ticket d'entrée pour ce nouveau jeu global. Saura-t-elle se doter des moyens nécessaires pour continuer à jouer ?

Erasmus appartient à un club très fermé : celui des réalisations concrètes de l'Europe, connues des non-initiés, et faisant l'unanimité. Or, l'Union européenne est aujourd'hui en mal de citoyens ; sa construction tâtonne, et la jeunesse de ses Etats-membres cherche ses horizons. Au même moment, la carte mondiale de la mobilité des talents se dessine, et avec elle les positions des protagonistes de la « guerre de l'intelligence ». L'Union s'est offert un ticket d'entrée pour ce nouveau jeu global en se dotant d'une architecture commune pour les études supérieures et en amorçant la pompe de la mobilité, mais saura-t-elle se doter des moyens nécessaires pour continuer à jouer ?

Erasmus est marqué depuis 20 ans par son objectif fondateur : favoriser l'émergence de valeurs et une identité commune via le contact direct entre jeunes européens de langue et de culture différentes. Visant d'abord l'expérience culturelle pour le plus grand nombre, le programme a sans nul doute contribué à faire entrer la mobilité dans les mœurs étudiantes européennes. La sélection sur la performance académique n'y est que modérée ; les séjours courts, pour undergraduates, ne sont a priori pas directement couplés à des objectifs utilitaires à court terme. Dans les faits, ils le sont de plus en plus : 60 % des boursiers Erasmus affirment que leur séjour a joué un rôle important pour leur insertion professionnelle.

Pendant ces mêmes 20 ans, la mobilité, notamment étudiante, s'est imposée comme un enjeu économique majeur. Les enjeux de la « guerre de l'intelligence » ont été médiatisés par les déclarations européennes de Lisbonne et de Bologne. Pour l'étudiant, il s'agit de devenir plus et mieux employable, grâce à l'acquisition d'expérience à l'étranger et la construction d'un CV démontrant son adaptabilité et ses compétences. Pour l'Etat ou la région, il s'agit d'attirer des étudiants talentueux susceptibles de devenir des travailleurs du savoir au service de l'économie locale, augmentant en retour la vitalité des entreprises, et l'attractivité du territoire, selon un mouvement de cercle vertueux. Le succès se mesure donc à l'aune des flux entrants de (bons) étudiants en Europe. Ces flux sont stimulés par l'interopérabilité des diplômes sur l'ensemble du territoire européen, et par les flux d'étudiants entre Etats-membres, qui agrègent leurs attractivités.

Logique culturelle ou logique économique, l'indicateur-clef de réussite reste donc la mobilité. Or, les étudiants Erasmus ne représentaient l'an dernier que 0,72% de la population étudiante européenne. Extrapolons : sous l'hypothèse d'une moyenne de 4 ans d'études, autour de 3% des étudiants auront in fine bénéficié du programme. En ajoutant à ce chiffre la mobilité hors-Erasmus, et hors-Europe, on en arrive à 11% d'une classe d'âge qui aura étudié à l'étranger.

Autant dire que l'on reste très loin d'une parfaite intégration du marché de l'enseignement supérieur européen, c'est-à-dire d'une situation où les frontières entre Etats n'influent pas sur les choix des étudiants. A quel niveau d'intégration est-il en théorie possible, sinon souhaitable, d'aboutir ? L'exemple des Etats-Unis, cas évidemment beaucoup plus favorable d'une fédération à langue unique et d'un processus d'intégration déjà vénérable, fournit un ordre de grandeur instructif. Entre un tiers et la moitié des étudiants américains changent d'Etat à chaque étape majeure de leur parcours : entre le lycée et l'entrée à l'université, entre les études undergraduate et la graduate school, entre le master et le premier emploi.

Quels scénarios d'évolution pour la carte des flux de mobilité ? Le scénario par défaut, tout d'abord, dessine des « étoiles multiples » centrées hors-Europe : les flux sortants majeurs d'étudiants européens partent de chaque Etat-membre pour aboutir aux centres que sont les Etats-Unis, le Royaume-Uni, voire la Chine, tandis que les flux entrants dans l'UE restent faibles, et les flux entre Etats-membres diminuent.

Le second scénario, compatible avec la stratégie de Lisbonne, est celui de la construction d'un espace européen de l'enseignement supérieur : un volume critique de flux entre Etats européens fait de l'Union le centre d'une étoile supplémentaire et les flux avec le reste du monde irriguent les échanges de talents et de compétences en Europe plutôt qu'ils ne les morcellent. Sans politique volontariste, ce scénario ne part pas favori.

Le moment semble venu de réconcilier le culturel et l'économique en une politique intégrée de mobilité, permettant de répondre à ces deux types de défis selon leurs échelles de temps respectives.

Comment agir ? L'outil existe, c'est la mécanique Erasmus, qui s'appuie sur architecture commune pour l'enseignement supérieur européen, le système LMD et les ECTS. Il est connu et reconnu, y compris du grand public, au point d'être devenu le symbole du mode de vie nomade d'une génération de jeunes européens. La mécanique fonctionne avec régularité, mais pas à plein régime. Commençons donc par en démocratiser l'accès. Aujourd'hui, neuf jeunes sur dix ne partent pas. Pour que cela change, il faut à la fois les informer mieux, leur offrir une aide financière plus importante, et leur proposer des formations avec des débouchés à la clef.

Ensuite, intégrons la logique économique au sein d'un processus qui y est d'ores et déjà soumis en amont comme en aval, notamment via un renforcement adapté des couplages entre mobilité et insertion professionnelle. Ainsi, la qualité, la cohérence et la visibilité de l'offre de formation. constituent les premiers leviers d'influence sur les choix de destination des étudiants les plus brillants. A l'autre extrémité du spectre, une piste pour réduire certaines inefficacités locales du marché du travail au sein de l'Union serait de favoriser la mobilité de jeunes en situation d'échec annoncé vers des Etats où les premières étapes de leur parcours professionnel seront facilitées (absence de stigmate, marché du travail plus fluide, offre plus abondante d'emplois moins qualifiés) en liant cette mobilité à une formation courte dans le pays d'accueil.

Là encore, les mécanismes existent – le programme européen Leonardo gère notamment la mobilité liée à la formation professionnelle. Encore faut-il leur donner les moyens d'une véritable montée en puissance, et surtout les intégrer à la machine Erasmus.

Comment financer un tel projet ? Les orientations budgétaires de l'Union ont été fixées récemment jusqu'en 2013, ce qui réduit mais n'annule pas la marge de manœuvre, qui peut par exemple se construire sur les crédits d'engagement annulés. L'unité de traitement entre formation initiale et professionnelle, en ouvrant la voie à un mode de couplage plus réactif et plus efficace entre offre de formation et demande en compétences, permettrait d'envisager deux pistes complémentaires. En premier lieu, une implication plus directe des entreprises dans le financement de la mobilité à des fins d'insertion, le cas échéant via une réaffectation d'une partie des dépenses obligatoires de formation professionnelle dont l'efficacité n'est pas avérée. Ensuite, une participation accrue des Etats et des régions aux aides à la mobilité sortante – avec éventuellement clause de retour – ou entrante, pour des secteurs en déséquilibre local fort.

La France pourrait porter un tel projet devant les autres pays européens. Capitalisant sur la popularité d'Erasmus, il permettrait au prochain président de promouvoir l'Europe que veulent les citoyens tout en faisant œuvre économique aussi urgente qu'utile.