Présidentielle 1974-2022: les électeurs entre retrait et éparpillement edit

3 novembre 2021

C’est la grande inconnue de l’élection présidentielle : quel sera le niveau de participation des Français ? La présidentielle de 2017 avait été marquée par des records d’abstention, les élections régionales de juin ont été un désastre démocratique… Et si la responsabilité de cette fuite des urnes revenait moins aux électeurs et leur demande erratique, qu’aux politiques et à la faiblesse de leur offre ?

Un sondage parmi d’autres, une semaine d’octobre : 16 228 personnes inscrites sur les listes ont été interrogées, moins de 8900 ont répondu, certaines d’aller voter. Un pourcentage de 55%, d’autant plus préoccupant que, les sondeurs le savent, les citoyens surestiment toujours leur civisme à venir…

Ce signal arrive après des élections régionales qui ont vu, en juin dernier, les deux tiers des inscrits s’abstenir d’aller voter. Ce après une présidentielle 2017 marquée par un fort retrait des électeurs.

Un mot sur l’usage de l’expression « retrait » plutôt que « abstention » : le retrait recouvre la fois la non-inscription sur les listes, l’abstention et le vote blanc ou nul. Car ces trois options portent, chacune à sa manière, le refus de faire un choix parmi l’offre électorale. Et leur évolution parfaitement parallèle au fil des scrutins depuis cinquante ans confirme qu’elles relèvent bien de la même motivation.

L’inclusion des non-inscrits dans l’étude du « retrait » des Français amène bien sûr à l’évaluer par rapport à l’électorat potentiel, qui est l’ensemble des Français de 18 ans et plus[1].

2017: un «chamboule-tout» sur fond d’indifférence croissante

La dernière présidentielle laisse un souvenir plein de passions, de bruits et de fureur débouchant sur un vainqueur inattendu. Un « chamboule-tout », avait résumé le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius.

La réalité fut un peu différente : au premier tour, 25,5% des Français sont restés en retrait du scrutin, contre 24,5% en 2012. Cette augmentation venait d’une hausse des abstentions (22% de l’électorat potentiel) et des votes blancs et nuls (2%), qui compensait et au-delà la baisse des non-inscriptions (1,7%) générée par la loi de 2016 renforçant l’inscription automatique.

La dernière présidentielle ne détient cependant pas le record du retrait. Au premier tour de l’élection de 2002, conclue par la victoire de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen, c’est plus d’un tiers des Français (35%) qui choisit de ne pas choisir, entre non-inscriptions (5,7% de l’électorat potentiel), abstentions (27%) et votes blancs et nuls (2,3%).

La tentation du retrait suit une évolution assez régulière depuis le scrutin présidentiel de 1974 : hausse constante jusqu’au pic de 2002, chute en 2007, nouvelle hausse en 2012 puis 2017. A voir donc si 2022 prolongera cette dernière tendance.

Infographie Juliette Mitoyen

Cette courbe amène à une première constatation, à rebours de nombre d’analyses : le désintérêt électoral des Français n’est pas en hausse constante, quasi mécanique. Il peut régresser – nous allons voir maintenant à quelles conditions.

Le triomphe en trompe-l’œil d’Emmanuel Macron

Revenons un instant en 2017. La très large victoire d’Emmanuel Macron (deux tiers des suffrages exprimés au second tour) a gommé une autre réalité du scrutin : la faiblesse du soutien au futur président dans les urnes du premier tour. Ce soutien pèse moins de 18% de l’électorat potentiel, quand François Hollande, cinq ans plus tôt, en mobilisait 21,6%.

Et comme son adversaire Marine Le Pen recueille également un soutien moins large (16%) que Nicolas Sarkozy en 2012 (20,5%), c’est toute l’offre du second tour qui s’en trouve affaiblie : en 2017, les électeurs du second tour de l’élection présidentielle ont le choix entre deux candidats soutenus au premier tour par un tiers seulement de l’électorat potentiel (34%).

La polarisation souvent commentée de ce scrutin s’est réalisée sur fond d’éparpillement de l’électorat, avec quatre candidats en cinq points (Macron, Le Pen, Fillon et Mélenchon).

L’éparpillement de 2017 apparaît d’autant plus marqué qu’on le compare à la concentration des votes en 1974 : au premier tour, les deux finalistes Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand attirent ensemble près de 60% de l’électorat potentiel. Une part presque deux fois plus importante que leurs lointains successeurs.

Entre ces deux dates, l’évolution est assez régulière : concentration en baisse constante jusqu’en 2002, lorsque les finalistes Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen recueillent moins d’un quart des électeurs potentiels (24%) au premier tour. Puis net retour de concentration des votes en 2007, avant un nouveau cycle de baisse.

Infographie Juliette Mitoyen

La rupture de 2007

Les évolutions du retrait et de l’éparpillement des électeurs connaissent toutes deux une inversion de tendance avec le scrutin de 2007 : forte participation au premier tour, forte concentration sur les deux finalistes, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal.

Comment l’expliquer ? En reprenant le titre de l’étude consacrée à l’élection par les chercheurs du CEVIPOF, Le Vote de rupture[2]. Nicolas Sarkozy a fait de la rupture le leitmotiv de sa campagne, qui rompt avec la ligne de son camp, la droite, et du président sortant, Jacques Chirac. Ségolène Royal est pareillement en rupture avec la gauche et le Parti socialiste, censé la soutenir. N’oublions pas enfin le « troisième homme », François Bayrou, qui promeut un centre radicalement autonome de la droite et de la gauche, proposition nouvelle sous la Ve République.

Nicolas Sarkozy attire au premier tour près de 25% de l’électorat potentiel, pas loin de François Mitterrand en 1988 (26,5%). Ségolène Royal en recueille 20,5%, à peine moins dans la défaite que François Hollande dans la victoire, cinq ans plus tard (21,6%). Et le trio constitué avec François Bayrou concentre la même proportion de l’électorat potentiel (60%) que le duo Giscard Mitterrand en 1974.

L’originalité et la force de ces trois offres électorales ont ainsi permis de rompre avec la tendance à l’éparpillement de l’électorat, à l’œuvre depuis 1974 – et remis en œuvre par les scrutins suivants.

La rupture de 2007, commune aux deux tendances, invite à les confronter. Reproduisons les deux évolutions en une même infographie : le retrait et l’éparpillement – ce dernier mesurant l’électorat potentiel qui n’a pas voté pour l’un des deux finalistes aux premier tour, restant non-inscrit, s’abstenant, votant blanc, nul ou pour un autre candidat (soit la seconde infographie inversée).

Infographie Juliette Mitoyen

Les deux courbes du retrait et de l’éparpillement suivent exactement la même évolution : hausse, rupture de 2007, nouvelle hausse.

C’est la démonstration, à notre avis, que le niveau de la participation électorale, sous toutes ses formes, est directement lié à la qualité de l’offre politique. Certes, les citoyens changent, et avec eux la demande qu’ils adressent aux candidats. Toujours plus exigeants, ils sont devenus « des abstentionnistes intermittents qui votent quand ils perçoivent un enjeu[3] ». La forte participation à l’élection présidentielle de 2007 peut ainsi être suivie un mois plus tard d’une abstention record aux législatives, apparues comme un pur exercice de ratification de la présidentielle.

La demande change, mais l’offre prime la demande. Elle convainc les citoyens tentés par le retrait de participer au choix, elle s’exprime au premier tour par une concentration des votes sur ces offres fortes, originales.

C’était déjà l’analyse de la politologue Anne Muxel après la présidentielle de 2007, en regard de l’élection précédente : « La mobilisation tient à la capacité des trois candidats à réussir à récupérer une partie significative de la protestation dont témoignait une majorité de l’électorat en 2002 »[4].

Le défi est désormais lancé aux candidats pour 2022.

 

 

[1] Les chiffres de l’électorat potentiel reproduits dans cette note proviennent de deux sources : le GERI (Groupe d’étude et de réflexion interrégional) jusqu’en 1995, l’Insee à partir de 2007. Le chiffre de 2002, non disponible, résulte d’une approximation de l’auteur. Dans tous les cas, en l’absence de séries statistiques homogènes, ces chiffres ont valeur d’ordre de grandeur, pas de mesure précise. Quant au vote blanc, il est certes distingué du vote nul depuis 2014. Mais toute personne ayant une fois dépouillé un scrutin sait que les votes « nuls » expriment le plus souvent un rejet de l’offre proposée.

[2] Pascal Perrineau (dir.), Le Vote de rupture, Presses de SciencesPo, 2008.

[3] Vincent Tiberj, Les Citoyens qui viennent, PUF, 2017.

[4] In Le Vote de rupture, op. cit.