Commerce et inégalités : révision de jugement edit

21 juin 2007

On ne peut plus affirmer, comme nous pouvions le faire il y a une douzaine d’années, que les effets du commerce sur la répartition des revenu dans les pays riches sont modérés. Il faut au contraire considérer qu'ils sont significatifs, voire importants.

Dans les années 1980 et 1990 on s’inquiétait beaucoup du rôle de la mondialisation dans la croissance des inégalités, surtout aux États-Unis. Cette inquiétude était fondée sur la théorie économique standard : depuis le papier Stolper-Samuelson de 1941, on sait que la croissance du commerce peut avoir des effets considérables sur la distribution des revenus : des groupes comme les travailleurs peu qualifiés auraient beaucoup à y perdre.

Pourtant, les économistes qui travaillaient sur les chiffres disponibles ont fini par tomber d’accord : l'effet du commerce sur les inégalités serait en réalité assez modeste. C’est ce que rappelait récemment Ben Bernanke, qui notait quand même un problème : « Malheureusement, une grande partie de la recherche empirique disponible sur l'influence du commerce sur les inégalités de revenus est fondée sur des données datant des années 1980 et 1990 : elle ne prend pas en compte les développements plus récents. La question reste donc ouverte de savoir si les études portant sur la période la plus récente confirmeront ces résultats ou conduiront à des conclusions différentes. »

En réalité, la question n'est pas si ouverte. Il est clair qu'en appliquant aux données actuelles les mêmes modèles qui permettaient en 1997 à William Cline (Peterson Institute) de conclure que le commerce n’était responsable que de 6 % des inégalités supplémentaires entre les titulaires du Bac et ceux de niveau Bac + 3, on obtiendrait aujourd’hui un chiffre bien supérieur. En outre, certains des arguments qui incitaient à nuancer les effets inégalitaires du commerce semblent avoir perdu beaucoup de leur force.

Deux éléments nouveaux demandent à être pris en considération : l’émergence de la Chine, et la fragmentation croissante de la production.

Dans les pays de l’OCDE, les importations de marchandises produites dans les pays en voie de développement (PVD) ont continué à croître rapidement depuis le début des années 1990. Cline calculait les effets du commerce sur la distribution des revenus à partir de données de 1993, alors que les importations américaines de biens fabriqués dans les PVD représentaient environ 2 % du PIB ; à présent, le chiffre est de 5 % et il augmente rapidement.

En même temps, l'émergence de la Chine a jusqu’ici empêché un développement dont avec d’autres économistes je pensais qu’il atténuerait les effets du commerce sur la distribution des revenus : la montée en gamme des exportateurs des PVD. « A mesure que les nouveaux pays industrialisés se développeront, écrivais-je en 1995, leur avantage comparatif pourrait se fonder de moins en moins sur des tâches à faible qualification ». C'est exactement ce qui s'est produit – pour les pays qui étaient alors les principaux exportateurs de produits manufacturés vers l'OCDE. Comme l’a montré John Romalis, les exportations du groupe originel des pays asiatiques industrialisés ont connu une évolution sensible, passant de biens à forte intensité de main-d’œuvre à des biens à forte intensité de qualification. Mais en même temps la Chine s’éveillait, avec sa main-d’œuvre bien plus abondante que ne l’était celle des nouveaux pays industrialisés, et bien moins chère. Prenons simplement l’indicateur des salaires horaires relatifs : en 1990, selon le US Bureau of Labor Statistics, la rémunération horaire des quatre nouveaux pays industriels asiatiques représentaient 25 % du chiffre pour les Etats-Unis. A présent, le BLS estime que le coût du travail en Chine est de 3 % de celui des Etats-Unis.

En 1995, je pensais aussi que les effets du commerce sur les inégalités rencontreraient une limite, quand les économies avancées n’auraient tout simplement plus d’industrie à forte intensité de main-d’œuvre –nous atteindrions un niveau de spécialisation tel que la croissance du commerce n'aurait plus aucun effet sur les salaires. Ce qui s'est produit est différent : la limite est sans cesse repoussée, et le commerce crée de « nouvelles » industries de main-d'œuvre par la fragmentation de la production.

Par exemple, la fabrication des microprocesseurs pour PC est désormais un processus délicat, exigeant de réelles qualifications. La production des microprocesseur Intel comprend deux étapes : les « fabs », l’impression des circuits sur des disques de silicium, sont localisés dans les pays avancés à haut niveau de salaire, mais l’étape de l’assemblage et de test, qui voit la découpe des disques et leur vérification, est effectuée en Chine, en Malaisie, et aux Philippines.

L’externalisation des services vient encore renforcer les effets du commerce dans la montée des inégalités, aussi bien dans les pays riches que dans les PVD. Les parties de la production les plus intensives en qualification sont à présent souvent situés dans les pays de l'OCDE, même quand l’essentiel de la production est effectué dans les PVD : par exemple, la société d'informatique chinoise Lenovo a choisi la Caroline du Nord pour installer ses quartiers opérationnels.

On ne peut donc plus affirmer, comme nous pouvions le faire il y a une douzaine d’années, que les effets du commerce sur la répartition des revenu dans les pays riches sont modérés. On peut au contraire considérer qu’ils sont significatifs, voire importants, et qu’ils pourraient bien le devenir plus encore. Cela ne signifie pas que j'approuve le protectionnisme. Mais les promoteurs de l’ouverture des marchés doivent désormais fournir de meilleures réponses aux inquiétudes de ceux qui peuvent devenir les perdants de la mondialisation.

Une version anglaise de cet article est publiée sur VoxEU.