Maroc: les leçons de l’affaire Raissouni edit

10 décembre 2019

Le 31 août 2019, une journaliste, Hajar Raissouni, nièce d’un « alim », virulent critique des institutions marocaines, est arrêtée au sortir d’une clinique où elle aurait subi un avortement. La police la contraint à une « expertise médicale » qui conclut à sa culpabilité. Son fiancé, un ressortissant soudanais, est arrêté ainsi que l’équipe médicale accusée d’avoir pratiqué l’avortement. La journaliste est poursuivie pour avortement et relations sexuelles illégales. Au Maroc, on ne peut avoir de relations sexuelles qu’avec son épouse ou son époux. Toute autre activité sexuelle tombe sous le coup d’un article du Code pénal l’assortissant d’une peine de prison. Rapidement jugée en première instance et malgré les nombreux arguments soulevés par la défense sur la constitution des faits, la journaliste est condamnée, le 30 septembre,  à un an de prison ferme ainsi que son fiancé ; le médecin accusé d’avoir pratiqué l’avortement est condamné à deux ans de prison ferme.

Ces condamnations provoquent un tollé à l’intérieur, dans la frange libérale de la société, et, bien évidemment, à l’extérieur. Au-delà du sort de la jeune femme et de son fiancé, la question est de nouveau posée du respect des libertés individuelles dans le Royaume, où tout couple non marié est hors la loi et où l’homosexualité est passible de prison. La contradiction apparaît ainsi forte entre l’état du droit et l’image de modernité et de tolérance que le Maroc s’attache à projeter sur la scène internationale. En l’espace de quelques jours, la célérité de la justice a conduit à assimiler le pays à l’Arabie saoudite, ce qui est injuste, et profite aux contempteur inconditionnels du Royaume.

De leur côté, les Marocains libéraux – c’est-à-dire une partie de l’élite qui soutient, fût-ce de manière critique, l’ordre actuel des choses – s’inquiètent de cette situation et du raidissement conservateur dont elle pourrait être le prologue ; en même temps, leur identité se trouve en porte-à-faux : comment continuer à s’inscrire dans un consensus impliquant la mise à mal des libertés individuelles, c’est-à-dire les libertés privées qui sont au cœur du libéralisme ? Au-delà même de cette population, restreinte mais stratégiquement fondamentale pour le développement du pays, il apparaît que le restant de la population est loin d’être unanime sur le bien fondée des poursuites et de la condamnation de la journaliste, de son fiancé et du médecin. Pour beaucoup de gens, il ne fallait tout simplement pas s’en occuper et laisser les choses privées se poursuivre dans le privé. De manière totalement inaccoutumée, alors que l’appel n’est pas intervenu, le Roi gracie les condamnés le 16 octobre. La journaliste, son fiancé et le médecin sortent de prison. L’affaire Hajar Raissouni, du nom de la journaliste, est close ; du moins la première phase de celle-ci.

Il reste, maintenant, le débat sur la signification de l’affaire et le sens de la grâce royale. Ici, tout est moins clair, à commencer par l’origine même des choses. La police et la justice ont tenté de faire accroire que l’arrestation d’Hajar Raissouni était la conséquence d’une enquête qui visait les activités de la clinique, en général, et non la journaliste, en particulier. Il paraît étonnant qu’une enquête visant des activités en général, ce qui devrait impliquer au moins plusieurs suspectes et suspects, aboutisse à l’arrestation d’une unique personne et que celle-ci soit, par le seul fait du hasard et des circonstances, et une journaliste critique (plutôt à gauche) et la nièce d’un opposant islamiste, dirigeant du Mouvement de l’unicité et de la réforme (MUR) jusqu’en 2003. Le MUR est en partie issu de la Chabiba islamiyya (jeunesse islamique), mouvement islamiste clandestin combattant les organisations de gauche. Il est longtemps passé, non sans raisons, pour la matrice idéologique du Parti de la justice et du développement (PJD), parti islamo-conservateur dont les deux secrétaire généraux successifs, Abdelilah Benkirane et Saâdeddine El Othmani, occupent, depuis 2011, le poste de « Chef du gouvernement », à la suite des victoires consécutives du PJD aux élections législatives de 2011 et de 2016 (qui sont, cependant, loin d’avoir donné une majorité absolue à ce parti, celui-ci ayant seulement obtenu 27,08% puis 27,88% des voix). Il est ainsi tentant de penser, sans verser dans le complotisme, que cette affaire a été suscitée pour embarrasser le PJD, en prenant à défaut la nièce d’un ancien dirigeant du MUR, elle-même voilée. Cette interprétation s’appuie sur le dévoilement d’autres « scandales sexuels » impliquant des membres du PJD. On aurait voulu (le « on » mystérieux vise l’appareil d’État) nuire à ce parti en dévoilant l’hypocrisie de ses membres. Une autre interprétation a avancé que le but poursuivi était de discréditer l’aile dure du PJD, afin de soutenir l’actuel Chef du gouvernement qui serait en butte à des oppositions internes. Une dernière interprétation circulant au Maroc serait qu’on aurait voulu montrer une fois de plus aux journalistes que les gouvernants pouvaient toujours les atteindre. Cette interprétation se base sur le fait qu’Hajar Raissouni aurait  couvert le « Hirak » (le mouvement social de protestation qu’a connu le Rif en 2017) avec empathie. Ces trois explications sont vraisemblables, voire un mélange des trois. L’essentiel, toutefois, n’est pas là.

L’essentiel est, en effet, dans la réaction royale. Celle-ci a donné lieu à plusieurs analyses contrastées, articulées autour des théories formées pour expliquer l’arrestation de Hajar Raissouni. Ce point de départ est le mauvais, parce qu’il ne vise pas le bon phénomène : la grâce elle-même, dont les ressorts et les enjeux sont indépendants des ressorts et des enjeux de l’affaire Raissouni. Redécrivons, maintenant, les faits depuis cette grâce.

Le 16 octobre 2019, le Roi du Maroc gracie, avant même que leur condamnation ne soit définitive, une femme accusée d’avortement et d’adultère, le fiancé de celle-ci poursuivi comme complice et le médecin qui aurait commis l’avortement. L’explication, très courte, donnée par le communiqué du ministère de la Justice est que le souverain aurait agi eut égard à la volonté des fiancés de fonder une famille et pour préserver leur avenir. Si l’on s’en tient à cette explication, la grâce du médecin n’est guère compréhensible, car les raisons du pardon accordé aux condamnés ne s’appliquent pas à lui : il ne va pas fonder une famille et il ne s’agit pas de préserver son avenir de ce point de vue. La grâce vise donc, plus largement qu’à rendre la paix à des personnes cruellement malmenées, à mettre un terme à une affaire délétère. Ce n’est pas tout et ce n’est sans doute pas l’essentiel, car, ce faisant, elle prend une position normative aussi implicite que claire.

Le communiqué ne parle que de l’avenir des condamnés : ils sont graciés parce que l’application de la loi nuirait à leur avenir. Nulle autre considération ne vient renforcer les motifs de la grâce. C’est une estimation claire de la pertinence de la loi. Le texte (version française) du communiqué va plus loin lorsqu’il évoque les motifs de la condamnation comme « l’erreur qu’ils (les fiancés) auraient commise », autrement dit une erreur au conditionnel plutôt qu’un délit avéré. Il résulte de l’ensemble que la conduite des poursuites et l’application de la sanction relèvent au mieux d’un certain manque de circonspection et d’un emballement regrettable. Les services de police, le parquet et les magistrats de première instance sont implicitement blâmés. Nul ne les obligeait à poursuivre aussi vigoureusement, à rejeter les arguments de la défense et à prononcer des condamnations aussi fortes sans aucune considération pour les personnes et leur avenir. Bref, toute lecture posée de la grâce royale ne peut que conclure qu’elle est, au-delà du rétablissement de situations individuelles, une critique nette de la conduite de l’affaire par les gens de justice et de la pertinence de la loi eut égard à la réalité ordinaire de la vie.

Au-delà, la grâce entend montrer que le Maroc n’est pas (pour le dire vite et quelque peu abruptement) l’Arabie saoudite et encourager les libéraux à ne pas désespérer. De ce point de vue, nombre de commentateurs ont éprouvé le besoin d’avancer que la grâce royale constituait une réponse à l’émoi provoqué par le condamnation d’Hajar Raissouni, autrement dit que le souverain ne réagissait pas au contenu même de l’affaire mais à l’indignation qu’elle avait provoqué ; bref, que ce sont les protestations qui avaient amené la grâce, et rien d’autre. Cette manière de ne considérer les actions positives des gouvernants marocains que comme des réactions plus ou moins apeurées à la juste protestation des arènes internationales dure depuis plus de vingt ans et n’a fait l’objet d’aucune réflexivité critique de la part de ses propagandistes. Pourtant, les choses sont simples : si le Maroc refuse une identité illibérale (et ce même si certaines de ses pratiques le sont indéniablement), c’est bien parce que, pour des raisons normatives – entendez des raisons de fond – il ne se reconnait pas dans cette identité et, par conséquent, dans cette normativité. Ne pas vouloir être identifié à une chose, c’est également se positionner par rapport à son contenu normatif. La grâce royale est donc aussi un positionnement par rapport à la pénalisation des relations sexuelles hors mariage et par rapport à l’avortement, ce n’est pas une simple réaction à l’émoi international et national suscité par l’affaire.

Dans ce cas, pourquoi ne pas œuvrer directement à la dépénalisation de ce qui ne devrait relever que du privé ? Parce que le Maroc entend assumer simultanément plusieurs identités en trouvant un modus vivendi entre elles. Cette volonté de consensus est au cœur de l’ordre sociopolitique du pays bien plus que n’importe quel système de contrainte ou de domination (ce qui ne veut toujours pas dire qu’il n’y ait pas de système de contrainte et de domination). Les gouvernants et une bonne partie de l’opinion y voient la source de la paix civile. Ce point de vue, même si on ne souscrit pas à certaines de ses conséquences, mérite d’être pris au sérieux. En bref, le Maroc assume une identité islamique en même temps qu’une identité libérale ; et les identités religieuses sont inévitablement restrictives en termes de libertés individuelles, parce qu’elles les rattachent à un domaine législatif censé échapper à l’intervention humaine en faisant de la divinité le législateur suprême. Ceci dit, ce n’est pas exactement ce retranchement de la normativité derrière le prescrit divin qui est réellement opératoire au Maroc (ou dans tout autre société se réclamant d’un ordre normatif non humain) ; ce retranchement est une simple partie du dispositif en cause. Ce qui est opératoire au Maroc, c’est le conservatisme d’une partie de la société (et peut-être même pas de la partie la plus importante : en fait, on ne sait pas), un conservatisme qu’on retrouve aussi bien dans les sociétés religieuses que laïques, pour autant que cette distinction soit pertinente. En d’autres termes, une partie de la société s’appuie sur la religion pour légitimer et protéger sa manière ordinaire de voir le monde. Il en ressort que les convictions morales de cette portion du Maroc sont difficiles à attaquer frontalement, puisqu’elles s’adossent à une référence sacralisée qu’on craint de malmener. Cette crainte est d’abord politique : elle porte sur la délégitimation de ceux qui s’y hasarderaient, sur la protestation sociale, sur le renforcement des partis à fort référentiel religieux, voire sur la flambée de l’extrémisme ; plus largement, elle relève de ce que Paul Veyne nomme « la crainte diffuse d’une sanction précise ou la crainte précise d’une sanction diffuse ». Il s’agit de la peur diffuse mais forte des dégâts politiques.

Il est parfaitement naturel qu’une monarchie, dont une partie de la légitimité tient à sa qualification religieuse, soit soucieuse de ces dégâts et qu’elle soit également soucieuse des sentiments de la portion conservatrice de la société qui la soutient et qui fait partie intégrante de l’équilibre sociopolitique du pays. Peut-on être un acteur politique et a fortiori un acteur politique majeur sans se soucier de ce que pense la population qu’on représente ? De fait, la monarchie marocaine a toujours veillé à n’avaliser que les réformes sociétales qui feraient consensus, quitte à forcer quelque peu celui-ci. C’est ainsi que le Code du statut personnel a été réformé dans un sens plus favorable aux femmes, bien que la polygamie n’ait pas été abolie. Il résulte de cette prudence que les demi-mesures l’emportent systématiquement sur les changements clivants, quelque nécessaires qu’ils puissent être. En graciant les condamnés de l’affaire Raissouni, le roi Mohammed VI a, néanmoins, donné un signe fort, allant un pas de plus qu’à l’accoutumée au-delà du consensus ; il a notamment sanctionné l’emballement de la justice  et encouragé les libéraux, qui semblaient proches de désespérer. Il n’en faut pas moins sortir du dilemme du consensus : celui-ci a comme particularité de ne déplaire à personne sur la base du renoncement de chacun à une partie de ce qu’il souhaite. Ces renoncements réciproques peuvent produire de l’équilibre comme ils peuvent finir par produire de la frustration ; ils peuvent satisfaire tout un chacun comme l’insatisfaire. Il en découle que ce sont ceux qui espèrent le plus qui sont les moins satisfaits et ceux qui espèrent le moins qui s’y retrouvent le mieux. De qui a-t-on le plus besoin dans le Maroc d’aujourd’hui ?