Blocus ferroviaire au Canada: les nations contre l’État? edit

10 avril 2020

Depuis le 5 février 2020, dans le sillage de la résistance organisée par les chefs indigènes de la tribu Wet’suwe’ten face au tracé de plusieurs gazoducs et oléoducs sur leur territoire (Colombie-Britannique), le réseau ferroviaire canadien est paralysé par un blocus d’une ampleur inédite. Au nom des droits des Premières Nations, au nom du développement durable, ou au nom de la régulation d’un capitalisme débridé, des groupements structurés ralliés par des membres de la société civile bloquent ainsi non seulement la jugulaire de l’économie canadienne, mais aussi l’un des seuls symboles nationaux de la Confédération. Il y a de quoi déstabiliser assez profondément le modèle libéral prôné par Justin Trudeau, taxé d’hypocrisie environnementale sur sa gauche et de manque d’intransigeance sur sa droite.

D’une crise locale à une crise nationale

Comment le gouvernement fédéral canadien est-il parvenu à une situation telle que défile dans ses bureaux l’ensemble des Premiers ministres provinciaux, le pressant de trouver une solution afin de lever un blocus ferroviaire asphyxiant l’économie intérieure ? Le conflit qui met aujourd’hui aux prises partis politiques, société civile, communautés locales et milieux d’affaires trouve ses racines au centre de la Colombie-Britannique, et débute en réalité il y a près de dix ans.

Dès 2012, l’entreprise TransCanada ambitionne de construire un gazoduc reliant Dawson Creek, à la frontière avec l’Alberta, à la petite ville de Kitimat : il s’agit du projet Coastal Link. L’objectif est d’en faire un terminal de liquéfaction de gaz, avant exportation vers le Pacifique – à l’heure où les hydrocarbures canadiens constituent un secteur économique non seulement stratégique, mais aussi en pleine expansion. Les géants Chevron et Enbridge se lancent également dans l’appel d’offres quelques années plus tard – le premier pour un projet comparable au Coastal Link, le second pour des infrastructures couplant gazoduc et oléoduc par lequel transitent les produits des sables bitumineux de l’Alberta.

En octobre 2014, le gouvernement de Colombie-Britannique donne un premier accord pour la construction de ces infrastructures, qui traversent toutes le territoire des Wet’suwe’ten, déclaré réserve indienne. En 2015, les chefs héréditaires de cinq tribus de cette nation s’opposent officiellement au passage de tout pipe-line. Après trois ans de tensions larvées, la cour de justice de Colombie-Britannique rend hors-la-loi les résistances Wet’suwe’ten ; puis, en décembre 2019, elle donne le feu vert au projet Coastal Link sans le consentement indigène. Les populations locales refusant toujours l’expropriation, un cycle d’ultimes négociations est lancé en 2020 entre les chefs héréditaires et le gouvernement provincial ; mais il échoue quelques jours après son ouverture. Avec l’aval du gouvernement fédéral, qui cède finalement aux sirènes de TransCanada, la Police montée canadienne intervient du 6 au 13 février derniers, et évacue de force le bastion indigène de Gidimt’en. En réaction, le blocus ferroviaire s’organise ; il prend d’abord dans l’Ouest canadien, puis s’étend à l’Ontario, et enfin au Québec, porté par des représentants d’autres Premières Nations dispersés sur le territoire national.

Ottawa aux prises avec le dilemme environnemental

Le gouvernement fédéral a-t-il laissé consciemment s’envenimer une situation aux confins de son territoire national ? On peut légitimement le penser, puisque la crise Wet’suwe’ten met Ottawa face à ses paradoxes. Depuis l’élection de Justin Trudeau (2015), une doxa politique libérale contrastant nettement avec le discours conservateur d’un Stephen Harper s’est progressivement érigée en ligne directrice pour la promenade Sussex. Sur le plan économique, Ottawa a nettement encouragé la prospection minière vers le Nord, tout autant que l’exploitation des très importantes ressources albertaines. Autrement dit, il s’agit là d’une politique soutenant les grands investisseurs du secteur des hydrocarbures. En sus de perturber les équilibres locaux, comme on l’observe en Colombie-Britannique, Ottawa court par ailleurs le risque d’être perçu comme une puissance pollueuse, peu soucieuse des questions de développement durable.

Pourtant, les Libéraux n’ont eu de cesse de faire passer le Canada pour l’un des États les plus désireux de soutenabilité, ce qui est sensible dans la politique étrangère menée ces dernières années : participation soutenue aux différentes COP, positionnement de leadership humanitaire, défense des droits de l’Homme. Un tel écart entre les discours et la réalité de la politique intérieure a naturellement alimenté les accusations de greenwashing envers le cabinet Trudeau. Les chefs héréditaires Wet’suwe’ten n’ont d’ailleurs pas manqué l’occasion d’exploiter ces failles, puisque les dommages irréversibles causés à l’environnement par le chantier du Coastal Link sont constamment mis en avant par la commission qu’ils constituent – dégradation de la qualité de l’eau, déforestation, conséquences sur la faune.

Ces motifs de protestation sont tout à fait classiques dans les mouvements de désobéissance civile nord-américains. En conséquence, ils ont été prompts à fédérer une jeunesse progressiste, urbaine, votant souvent pour un Nouveau parti démocratique (NPD) qui a siphonné les voix écologistes aux dernières élections fédérales. Les tensions ont peu à peu quitté les forêts de Colombie-Britannique pour gagner les villes universitaires : ce mouvement n’est pas sans rappeler celui que l’on a observé à Standing Rock, en 2016, entre le Dakota du Nord et le Dakota du Sud, de l’autre côté de la frontière. On peut s’étonner qu’Ottawa n’ait pas songé à ce précédent somme toute fort récent – tout du moins plus récent que la crise d’Oka (1990), au cours de laquelle la Sûreté du Québec avait tenu en siège une communauté mohawk désireuse de conserver des terres sur lesquelles lorgnait un club de golf montréalais.

Les démons de la Confédération

La résistance Wet’suwe’ten n’est toutefois pas seulement une affaire environnementale. Si elle inquiète aujourd’hui l’ensemble de la classe politique canadienne, c’est qu’elle est un moment ébranlant fortement une cohésion nationale qui n’est jamais, au Canada, qu’un édifice aussi fragile que récent.

L’intégration des Premières Nations et des autres peuples indigènes du Canada est un processus qui a été coercitif, violent, assimilateur, et qui laisse aujourd’hui une mémoire douloureuse au sein de ces communautés. Depuis 1876, toutes sont soumises à la Loi sur les Indiens (Indian Act), dont l’une des clauses (ajoutée en 1911) autorise le gouvernement fédéral à s’approprier les portions de certaines réserves lorsque doivent y être aménagées des infrastructures d’intérêt national. Au début du XXe siècle, les routes et les voies ferrées étaient alors principalement concernées. 

Les modalités de la désobéissance civile qu’ont choisie les Wet’suwe’ten ne sont ainsi pas anodines. Bloquer les voies du Canadien National, c’est tout d’abord rappeler que son emprise spatiale s’est établie aux dépens des territoires indigènes. C’est ensuite porter un coup dur à l’économie domestique canadienne, encore largement tributaire du fret ferroviaire. Enfin, si ce n’est surtout, c’est porter atteinte à l’un des seuls symboles d’unification nationale d’une Confédération qui s’est choisie pour slogan le trajet même que réalisent ses convois ferrés – « d’une mer jusqu’à l’autre ».

Dans le Canada du début de cette décennie se rejoue donc un conflit entre colonisateurs et colonisés. L’intervention de la Police montée à Gidimt’en, par ailleurs musclée, en est symptomatique : cette force armée n’a-t-elle pas été établie par John A. Macdonald afin de mettre au pas les populations indigènes, en 1873 ?

La résistance Wet’suwe’ten parait finalement causer un grand embarras à Ottawa, censé garantir un modèle national dont les principes jurent avec les actes gouvernementaux. Au travers de cet épisode, ce sont plusieurs des fractures traversant le corps social canadien que l’on perçoit – entre ethnies, entre provinces, entre générations et entre partis. Par bien des aspects, la nation Wet’suwe’ten parait mener la lutte contre un État incarnant une domination multidimensionnelle – raciale, économique, politique, si ce n’est coloniale. À ce titre, elle est susceptible de rassembler les mécontents et de contraindre le gouvernement fédéral à s’asseoir à la table des négociations. Sur le plan intérieur, celui-ci aurait certainement beaucoup à y gagner.