L'Iran manipule-t-il le monde chiite ? edit

5 juillet 2006

La nomination de Jawad al-Maliki au poste de Premier ministre du gouvernement irakien a relancé le débat sur les liens entre l'Iran et les nouveaux dirigeants de l'Irak. Ces derniers sont en effet pour beaucoup membres de partis islamistes chiites longtemps patronnés (Daawa), voire directement créés (ASRII, l'Assemblée suprême pour la révolution islamique en Irak) par la République islamique d'Iran. Malgré sa réputation de « dur », Jawad al-Maliki satisfait – dit-on – les Américains, les Kurdes et les sunnites parce qu'il appartient à une branche de Daawa qui a pris ses distances avec le régime iranien dès le début des années 1980. C'est ce qui explique qu'il ait passé la majeure partie de ses années d'exil en Syrie. Il faut le noter cependant, son prédécesseur Ibrahim al-Jaafari était également issu de cette branche. Dès lors, rien ne permet de d'affirmer que le prochain gouvernement irakien sera moins sensible aux instrumentalisations iraniennes que le précédent.

En Irak, l’influence de l’Iran s’exerce par de multiples biais dans le cadre d’un jeu d’alliances instables et essentiellement tactiques. Son principal relais reste l’ASRII d’Abd al-Aziz al-Hakim. Le parti a été créé par l’Iran en 1982 dans le but de contrôler les différentes tendances de l’opposition à Saddam Hussein. L’ASRII mis à part, l’influence de l’Iran parmi les chiites d’Irak repose essentiellement sur les services inappréciables – argent, armes, renseignement – qu’il peut rendre dans un contexte où les rivalités entre factions pour l’exclusivité de la représentation de la communauté chiite font rage. C’est ce qui explique le prompt revirement de Muqtada al-Sadr.

Au lendemain de la chute du régime baasiste, il avait fait savoir qu’il refusait toute ingérence iranienne dans les affaires de l’Irak et se battait au nom d’un chiisme spécifiquement irakien et arabe. Après avoir tenté sans succès de dénier l’autorité de l’ayatollah Sistani – qui est citoyen iranien bien qu’il ait passé la majeure partie de sa vie à Najaf –, puis avoir dénoncé l’emprise des exilés fraîchement revenus d’Iran sur le nouveau pouvoir, il a fini par se rendre en Iran où il aurait rencontré, et dit-on fait allégeance, à l’ayatollah Khamenei, le Guide suprême de la révolution. Il a depuis fait son chemin des faubourgs pauvres de Bagdad jusqu’au cœur de l’Etat en reconstruction et sa milice, l’Armée du Mahdi, n’a rien à envier aux Brigades Badr de l’ASRII. Pourquoi l’Iran soutient-il Muqtada al-Sadr alors que sa rivalité avec l’ASRII dégénère de plus en plus souvent en affrontements violents ? Parce qu’il ne met pas tous ses œufs dans le même panier et aussi parce qu’il a tout intérêt à rester proche d’un mouvement hostile aux Etats-Unis dont il pourra utiliser la capacité de nuisance en cas du vote de sanctions à l’ONU ou de frappes aériennes sur ses sites nucléaires.

Mais la question de l’interconnexion entre l’Etat iranien et les différentes mouvances du chiisme politique ne s’arrête pas aux relations Iran-Irak. Peu après les premières élections iraquiennes, le roi Abdallah II de Jordanie avait mis en garde contre les risques inhérents à la modification de l’équilibre confessionnel régional. La victoire de la liste chiite patronnée par l’ayatollah Sistani lui était apparue comme le premier acte de la formation d’un « croissant chiite », continuum géographique de populations chiites allant du Liban jusqu’au Golfe qu’il voyait comme entièrement placé sous la coupe de l’Iran. Plus récemment, le président égyptien Hosni Mubarak a rouvert publiquement le débat dans une interview sur la chaîne satellitaire al-Arabiyya, affirmant que les chiites, liés par une relation organique à l’Iran, sont fondamentalement plus loyaux à la République islamique qu’aux dirigeants des Etats dont ils sont citoyens.

Les derniers événements au Bahreïn, petit émirat du Golfe à majorité chiite mais où les verrous du pouvoir sont aux mains de la minorité sunnite, semblent lui donner raison. Le pays est agité par une vague de contestation depuis que cheikh Mohammed Sanad, un clerc chiite résidant entre Bahreïn et Qom, a été arrêté par les autorités après avoir publiquement soutenu ceux qui, dans son pays, font actuellement campagne pour la signature d’une pétition réclamant la tenue d’un référendum populaire sur une nouvelle constitution et l’établissement d’une démocratie à part entière. De mini-émeutes agitent depuis régulièrement un pays à la vie politique par ailleurs traditionnellement agitée. Sur ces événements, l’analyse du gouvernement et des mouvements islamistes sunnites est sans ambiguïté : les chiites veulent le pouvoir au Bahreïn et, dans cette lutte, ils utilisent les ressources des réseaux transnationaux qui les lient à l’Iran. Pour preuve les liens étroits entre cheikh Sanad et les autorités religieuses chiites de Qom, mais aussi les portraits de Khomeyni et Khamenei qui tendent les rues du pays à chaque fête religieuse. D’autres encore parlent de l’effet d’émulation créé par l’établissement d’un pouvoir politique chiite en Irak.

Qu’en est-il exactement ? Premièrement, il faut dire que le conflit entre les chiites du Bahreïn et leur Etat n’est pas nouveau. Durant toute la deuxième moitié des années 1990, le pays a été secoué par un soulèvement dont les raisons sont, certes le sentiment de beaucoup de chiites que le pouvoir leur revient en vertu de la règle majoritaire, mais surtout la détérioration des conditions de vie et le manque de perspectives politiques. Deuxièmement, il faut noter que les développements iraquiens jouent actuellement plutôt en faveur d’un apaisement de la situation entre les chiites et leurs gouvernements sunnites. Dans les pays du Golfe, les dirigeants ont pour la première fois répondu favorablement à des revendications anciennes de reconnaissance religieuse. Tenants de l’orthodoxie sunnite, les Al-Saoud ont initié un dialogue national auquel les chiites sont pleinement associés. Au Koweït, la revendication de traitement à parité entre institutions religieuses chiites et sunnites a été satisfaite. Au Qatar, un juge chiite a été pour la première fois nommé. En réalité, le type d’influence que l’Iran et l’Irak auront à l’avenir sur les communautés chiites du Moyen-Orient dépendra essentiellement de la capacité des régimes à mener jusqu’à son terme ce processus de reconnaissance.