Prix agricoles : qui perd, qui gagne? edit

13 mai 2008

La hausse des prix alimentaires pose des problèmes aux plus pauvres, mais elle peut bénéficier aux petits producteurs agricoles. En même temps, la volatilité des cours n’est bonne pour personne. Les plus pauvres ont besoin d’une assurance contre la variation des prix.

Les violentes émeutes de la faim en Haïti ont placé le problème des prix agricoles au premier plan. D’autres incidents ont été reportés en Indonésie, en Guinée, en Mauritanie, au Mexique, au Maroc, au Sénégal, en Ouzbékistan et au Yémen. Plusieurs grands pays producteurs de riz (par exemple le Viêtnam, l'Inde, Egypte) ont décidé de limiter strictement leurs exportations. Après plusieurs décennies de stabilité, les prix de certaines denrées alimentaires ont recommencé à monter encore en 2005, et ils se sont envolés en 2007. De mars 2007 à mars 2008, le cours mondial moyen du maïs a augmenté de 30% ; celui du riz a augmenté de 74% ; celui du soja de 87% ; et celui du blé de 130% (on trouve une représentation frappante de cette hausse sur le site de la BBC ).

Plusieurs raisons expliquent la tendance à la hausse des prix, parmi lesquelles la demande de biocarburants (qui consomment une partie significative de la production mondiale de maïs), et la croissance mondiale, qui se traduit par un enrichissement de la population et une transformation des modes de consommation (on pense à la consommation de viande en Chine ; la production d’une calorie sous forme de viande en exige plusieurs sous forme de céréales).

Plusieurs facteurs de court terme expliquent aussi les sommets récents. Parce que les principaux pays consommateurs de riz sont aussi des producteurs, le volume de riz échangé est bas en comparaison du volume de riz produit (seulement 7% du riz produit est échangé). Les restrictions imposées par les grands pays producteurs (comme l'Inde) ont ainsi un fort impact sur le cours mondial du riz, puisqu’ils affectent une large proportion du volume de riz échangé. Ces restrictions ont pour avantage de permettre une relative isolation des prix indiens de ce qui arrive sur le marché mondial. Les récoltes de céréales ont été mauvaises dans plusieurs grands pays producteurs, au Viêtnam le riz est attaqué par un mystérieux parasite, et à la suite d’accusations de corruption et de mauvaise gestion ces dernières années, les stocks de céréales maintenus par les États pour stabiliser les prix ont baissé : ils sont à leur plus bas niveau depuis 1984.

Par conséquent, non seulement les prix sont généralement élevés, mais ils sont aussi plus volatils (une baisse des cours du riz est attendue après les moissons en Indonésie et en Inde). Même la crise financière joue un rôle : dans le krach actuel, les denrées offrent une intéressante occasion de parier...
 
Robert Zoellick (le président de la Banque mondiale), Jacques Diouf (qui dirige l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture), et beaucoup d'autres tirent aujourd’hui la sonnette d'alarme. Zoellick a même apporté une miche de pain aux dernières réunions annuelles du FMI et la Banque mondiale pour bien se faire comprendre. D’après l’enquête de la Banque mondiale sur les conditions de vie, la nourriture représente selon le pays entre 50% et 77% du budget d’une famille qui gagne moins d'un dollar par jour et par personne (la ligne de définition mondiale de la pauvreté). Cela rend ces familles très sensibles aux prix alimentaires, et ce n'est donc pas une surprise si l'augmentation récente peut représenter un sérieux trou dans leur budget.

Pourtant, il y a encore deux ou trois ans, on critiquait sévèrement les subventions agricoles des pays riches, et même l'aide alimentaire : en maintenant les prix artificiellement bas, disait-on, on empêchait les agriculteurs africains de vendre leurs produits à un prix décent, ce qui les maintenait dans la pauvreté.

Ces deux arguments peuvent sembler contradictoires au premier abord. Malheureusement, ils ne le sont pas. Une augmentation des prix de la nourriture bénéficie aux producteurs nets (ceux qui produisent plus qu'ils ne consomment), au détriment des consommateurs nets. Cela est vrai aussi bien au niveau des pays qu’au niveau des individus. Ainsi, la hausse des prix des céréales améliorera la balance commerciale des pays exportateurs et aggravera celle des pays importateurs, y compris ceux d'Afrique subsaharienne. Au niveau individuel, les pauvres qui sont le plus affectés par la hausse vivent en zone urbaine, mais même dans les secteurs ruraux, une partie des gens les plus pauvres sont des consommateurs nets de céréales. Comme l’a montré une étude réalisée en 1989 par Angus Deaton en Thaïlande (1), les ménages ruraux ont en moyenne profité d'une augmentation du prix de riz, mais avec des variations significatives d'un ménage à l’autre. La plupart de ceux qui ont profité n'étaient ni trop pauvres ni trop riches.

Donc quand les prix des céréales augmentent, certains pauvres gagnent, d’autres y perdent – à court terme. Le tumulte actuel autour des prix agricoles reflète à cet égard une réalité fondamentale de l'économie politique : quand certains gagnent et que d’autres perdent, la voix de ceux qui perdent est toujours plus bruyante. C’est notamment vrai dans le cas qui nous occupe, car l’augmentation des prix alimentaires touche principalement les pauvres urbains.

À moyen terme, cependant, une augmentation de la volatilité des prix affecte tout le monde sans distinction. Les familles pauvres dans les pays en voie de développement font déjà face à des risques énormes (elles sont souvent indépendantes, assujetties aux incertitudes de la météo, leur santé est fragile), et elles ont très peu d’assurances contre ces risques, en dehors de leurs propres économies ou de la solidarité informelle (famille, voisins). Ces risques sont encore plus sérieux pour les ménages qui luttent pour avoir le strict minimum. Un revers pourrait signifier le sacrifice de l'éducation des enfants, ou ne pas pouvoir sauver une petite fille d'un assaut de diarrhée : on se reportera ici à un très bon papier d’Elaina Rose (2), qui a montré que pendant la sécheresse, la probabilité relative de survie des filles décline de façon spectaculaire. D’une difficulté transitoire peut sortir un dommage durable.

Au-delà du traitement des situations d’extrême urgence, que la communauté mondiale tente aujourd’hui d’organiser dans la précipitation, il est donc essentiel de créer une assurance efficace contre la variabilité des prix alimentaires pour les plus pauvres. De nombreuses voix s’élèvent pour réclamer la fin des échanges commerciaux et la promotion de l’autosuffisance alimentaire. Cela n’est peut-être pas la meilleure solution, car dans ces conditions les pays dépendraient complètement des caprices du climat. Se pose aussi la question de savoir quels pays importateurs nets de nourriture s’engageraient dans cette voie. À la longue, soutiennent certains auteurs, ils amélioreront leur productivité; mais on peut quand même remarquer que vu le climat du Sénégal, sa production de riz sera toujours moins intensive que celle de la Thaïlande.

La méthode traditionnelle à laquelle ont recours les pays en voie de développement – stocker de grandes quantités de céréales en achetant quand le prix est bas et en vendant quand le prix est haut – a par ailleurs montré ses limites. En Inde, on disait à un moment qu’en empilant les sacs de riz conservés dans les stocks nationaux on pouvait aller jusqu’à la lune et en revenir. Mais les pertes dues au mode de stockage et à la corruption étaient importantes.

Comme alternative, les États peuvent manipuler des prix en utilisant taxes et subventions. Ou peut-être le temps est-il venu de se montrer créatif et de faire vraiment travailler les services financiers internationaux pour les pauvres. Les États pourraient ainsi fournir une assurance de prix pour les pauvres (sous forme de transferts à certains quand les prix sont hauts, et à d'autres quand les prix sont bas). Les pays qui ne sont ni vendeurs nets ni acheteurs nets pourraient réaliser ceci en interne, et les pays qui sont des vendeurs ou acheteurs nets devraient pouvoir vendre cette assurance sur le marché mondial. Il faut encore travailler sur ces solutions. Mais il est urgent de faire quelque chose.

 

Références

Angus Deaton (1989). "Rice Prices and Income Distribution in Thailand: A Non-parametric Analysis" Economic Journal, 99(395): 1 – 37.

Elaina Rose (1999). "Consumption Smoothing and Excess Female Mortality in Rural India," Review of Economics and Statistics, 81(1): 41-49, February.

 

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU