La vraie bombe nord-coréenne n'est pas nucléaire edit

12 octobre 2006

On ne sait rien de la Corée du Nord, pas même le chiffre exact de sa population qui est, littéralement, un secret d'Etat. Quoi d'étonnant, donc, qu'on ne sache pas, et ne saura peut-être jamais, si Pyongyang a véritablement effectué un test nucléaire, et de quelle sorte ? Le gouvernement américain, terriblement ennuyé par cette fâcheuse initiative, s'est empressé de souligner que la détonation enregistrée en Corée du Nord était de très faible ampleur, bien moindre que celles provoquées par les essais nucléaires indiens et pakistanais qui, eux, étaient bien réels. Et, d'ailleurs, les ingénieurs nord-coréens ont-ils vraiment eu le temps et les moyens de construire une bombe opérationnelle, depuis l'éviction en décembre 2002 des inspecteurs de l'AIEA ? Rien n’est moins sûr. De quoi parle-t-on, alors, lorsqu’on évoque la crise « nucléaire » nord-coréenne ?

A l’évidence, tout gouvernement prétendant sérieusement à garantir la sécurité de son pays doit prendre en considération l’annonce de Pyongyang, et ne peut se contenter de la qualifier de bluff. Aucun scénario ne doit être écarté, même le moins probable. Par ailleurs, et comme le notait Condolezza Rice, quelle qu’en soit la part de réalité militaire, la déclaration nord-coréenne constitue un message politique. Ce message est conforme à l’idéologie du juche, une philosophie de l’autonomie absolue inventée par Kim Il-Sung, le père fondateur du régime nord-coréen. En annonçant son test nucléaire Pyongyang affirme son indépendance. Par rapport à la Chine, sa seule alliée, qui l’avait instamment prié de ne pas franchir cette ligne rouge. Par rapport à une communauté internationale qui décide pour tous des règles d’accession à l’arme atomique. De ce point de vue, la Corée du Nord enfonce le clou déjà planté par l’Iran. La dite communauté internationale devra plus que jamais se montrer cohérente, dans son discours et sa pratique, sur la question nucléaire : pourquoi accorder aux uns ce qu’on dénie aux autres, comment juge-t-on qu’un pays est digne de confiance, qu’il est un « responsible stakeholder » pour reprendre la formule de George W. Bush à propos de la Chine ? Certains pays du Sud sauront gré à la Corée du Nord de dénoncer, à sa manière, le monopole de la puissance atomique. Cependant, l’intervention des Nord-Coréens dans cette polémique internationale est en quelque sorte fortuite : ce n’est vraisemblablement pas là l’objectif prioritaire de Kim Jong-il.

Contrairement à l’Iran, la Corée du Nord n’a pas de richesse pétrolière, ni de richesse tout court. Elle ne peut certainement pas, comme son partenaire moyen-oriental, prétendre au statut de puissance régionale, voire de grande puissance. Tout au mieux, le régime de Pyongyang affirme-t-il détenir une vérité universelle (exprimée dans le juche), qui ne manquera pas d’éclairer le monde telle une lumière divine. De retour sur terre, on doit constater que la posture nucléaire nord-coréenne, loin de soutenir une ambition de puissance révèle d’abord une situation d’échec et de désespoir. Le gouvernement américain le sait bien, Pyongyang cherche en vain depuis des années à entrer en négociation directe avec Washington. Les tirs de missile de juillet dernier n’ont pas suffi à obtenir ce tête-à-tête ; l’annonce d’essai nucléaire était logiquement l’étape suivante. Les Américains, avec raison, ont qualifié cette démarche de « chantage à la négociation ». Mais ce chantage ne porte pas, à court et moyen terme, sur un risque nucléaire. Ce qui est vraiment explosif en Corée du Nord, c’est le pays lui-même.

Après la chute du mur de Berlin, les observateurs de la péninsule coréenne ont commencé à s’interroger sur la viabilité du régime de Pyongyang et surtout sur les conditions dans lesquelles celui-ci pourrait être amené à disparaître. Privée de l’apport de la sphère économique soviétique, aléatoirement soutenue par des aides dispersées (notamment celle de la communauté nord-coréenne du Japon), la Corée du Nord a très vite montré des signes inquiétants de délabrement avancé : on ne connaît toujours pas le nombre de morts – probablement des centaines de milliers – dues à la famine du milieu des années quatre-vingt-dix. Le nombre de réfugiés, fuyant la misère au péril de leur vie à travers la frontière sino-nord-coréenne, s’est rapidement chiffré en dizaines de milliers. Le spectre d’un désastre humanitaire majeur, se traduisant par un débordement aux frontières, n’a pas tardé à hanter les centres de décision des pays voisins, Chine, Corée du Sud et Japon. Deux scénarios ont alors pris forme : l’atterrissage en douceur, ou « soft landing », de la Corée du Nord, ou son implosion violente, « hard landing ». Jusqu’à aujourd’hui, tous ses voisins, y compris, de l’autre côté du Pacifique, les Etats-Unis, ont voulu croire à la possibilité d’un « soft landing », c’est-à-dire la disparition au moindre coût – militaire, humanitaire, écologique, économique – du régime de Pyongyang. Personne ne croyait vraiment à une transition aussi (relativement) facile que celle de l’Allemagne de l’Est, mais chacun espérait qu’avec suffisamment de dialogue, d’accompagnement économique et technique, on limiterait les dégâts d’une reconversion trop brutale, voire, qui sait, qu’on obtiendrait une situation à la chinoise – le maintien du même régime en moins dictatorial, assez policé pour coexister avec la majorité des nations.

La crise actuelle laisse à penser que ce scénario n’est peut-être pas réaliste. En dépit de l’aide de Pékin, les dirigeants nord-coréens ne peuvent garantir une évolution satisfaisante de leur pays. Les semi-réformes économiques entreprises ces dernières années n’ont pas donné de résultats tangibles. La diminution du flux de réfugiés nord-coréens en Chine ne tient qu’à la décision de Pékin de surveiller plus étroitement sa frontière. Aujourd’hui, le durcissement de la position de Tokyo ne tient pas qu’au nationalisme de son gouvernement. Plus pragmatiques, plus distanciés politiquement et émotionnellement que ne le sont respectivement les Chinois et les Sud-Coréens, mais aussi moins immédiatement exposés aux conséquences matérielles d’un écroulement violent de la Corée du Nord, les Japonais prônent désormais une fermeté qui est une invitation au « hard landing ». Pékin et Séoul, ultimes partisans du « soft landing », ne souhaitent pas s’engager dans cette voie : mais pourront-ils l’éviter encore longtemps ? Sans ces deux derniers soutiens, la durée de vie du régime de Pyongyang serait sans doute limitée.