La difficile solidarité européenne edit

19 mai 2020

Il a suffi que Fitch baisse d’un cran la note de la dette italienne pour que le risque italien revienne sur le devant de la scène et avec lui les menaces sur l’avenir de l’euro. Pire, il a suffi que la Cour de Karlsruhe jette la suspicion sur les opérations de QE en demandant à la BCE de justifier ses achats de titres au regard des seuls objectifs de la politique monétaire pour qu’à nouveau la solidité de l’euro soit questionnée. À nouveau les regards se tournent vers l’Allemagne : à quoi est-elle prête à consentir pour sauvegarder l’Union ? C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier l’initiative franco-allemande d’un plan de relance de 500 milliards d’euros.

Une dramaturgie immuable

Dans un article précédent, nous avons pu établir que face à l’urgence l’Union européenne répondait d’abord de la pire façon en opposant des principes juridiques aux ravages humains et économiques de la pandémie, puis que dans un deuxième temps son bras fédéral, la BCE, n’hésitait pas à faire le nécessaire en réinterprétant son mandat avec le PEEP de 750 milliards d’euros, et dans un troisième temps que la Commission et la Banque européenne d’investissements se joignaient à l’effort avec un fonds de 540 milliards d’euros destiné à soulager les chômeurs, à aider les entreprises et à soutenir les pays les plus en difficulté comme l’Italie.

L’urgence passée, comme à son habitude l’Union se propose de préparer l’avenir, de coordonner les politiques de relance voire de faire de la crise une opportunité de rebond de la construction européenne. C’est dans ce cadre que les États membres vont d’abord se déchirer sur la proposition de coronabonds avant de rechercher un compromis sur le fonds de relance.

Là aussi la séquence apparaît immuable : une proposition ambitieuse de mutualisation de la dette nécessaire au financement de la sortie de crise proposée par les pays du Sud, les Coronabonds, est rejetée par les pays du Nord. Face au tollé soulevé par ce rejet, les opinions publiques et les marchés s’émeuvent. L’ouvrage est alors remis sur le métier et diverses propositions émergent mêlant prêts et subventions.

À nouveau les grandes oppositions entre union de transferts et union d’États-nations se font jour. Les sommets se succèdent, les postures se multiplient, la solution esquissée, encore en discussion, mêle mini-fonds communautaire gonflé aux stéroïdes de la dette, responsabilité maintenue des États et esquisse de solidarité, intervention renforcée de la BCE... Aucun problème structurel n’est réglé, chaque pays étant renvoyé à ses insuffisances. Les opinions publiques décrochent mais les marchés sont provisoirement rassurés : l’Italie reste too big to fail.

Toutefois, à la faveur de la crise, une double avancée s’opère.

D’une part, le concept de dette perpétuelle est esquissé, qui renforce la panoplie des moyens d’intervention à travers les refinancements par la BCE.

D’autre part le couple franco-allemand reprend du service en tentant de concilier solidarité avec le fonds de relance et responsabilité avec un appel aux nécessaires réformes.

Mais dans le même temps les forces de dislocation restent à l’œuvre et parmi elles ceux qui déclinent toute forme de solidarité en refusant les subventions aux pays les plus affaiblis par le virus ou qui actionnent la Cour de Karlsruhe pour contraindre le gouvernement et le Parlement allemands à revenir à une interprétation littérale des traités et du mandat de la Banque centrale.

Revenons sur cette séquence pour apprécier les évolutions substantielles et les effets d’habillage.

Une demande de solidarité

Pourquoi la France d’abord puis neuf pays ont-ils proposé de financer le Recovery Fund de 1000 à 2000 milliards d’euros avec des coronabonds, c’est-à-dire de la dette obligataire émise par l’Union et dédiée à la sortie de crise coordonnée du Corona ?

Le Recovery Fund en discussion doit avoir deux vocations, explique Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur : financer pour partie la relance européenne en venant en aide aux secteurs et aux régions les plus atteints, investir dans l’avenir en réduisant notre exposition à des composants critiques ou à des secteurs vitaux pour notre sécurité et notre santé.

Compte tenu du niveau de dette insoutenable en entrée de crise de certains pays, de la nature de leur spécialisation qui les expose plus que d’autres au risque d’effondrement de certaines activités comme le tourisme, de leurs faibles marges de manœuvre budgétaire, ce fonds doit permettre d’abord de subventionner des projets identifiés dans des secteurs et des régions en difficulté, et pas seulement ouvrir un accès à de la dette supplémentaire. Il doit donc permettre des transferts nets et sortir de la logique des clés de répartition en fonction du poids de chaque membre dans le PIB communautaire.

Toute autre mesure reposant sur les classiques aides financées par la dette nationale aggraverait les inégalités dans la capacité à redresser le pays en difficulté à cause des coûts d’accès aux marchés. Un pays vigoureux avant la crise pourrait aider massivement ses secteurs en crise, là où un pays en difficulté ne pourrait fournir le même effort, aggravant ainsi les inégalités au sein de l’Union, distordant la concurrence et mettant même en péril le marché unique.

Ainsi l’Allemagne qui n’a perdu que 2 points de PIB au premier trimestre 2020 contre près de 6 points pour la France a décidé un plan de soutien jusqu’ici deux fois supérieur à celui de la France.

La demande de solidarité se justifie ensuite par les difficultés structurelles de l’Italie. Depuis les débuts de l’euro, l’Italie a du mal à retrouver les sentiers de la croissance : sous investissement dramatique, perte de compétitivité dans les biens de consommation, depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC, difficultés à réformer… De plus l’Italie a vécu sous contrainte budgétaire permanente pour satisfaire aux critères de Maastricht, l’excédent primaire à peu près toujours au rendez-vous, n’a pas été payant. Depuis 10 ans l’Italie connaît une croissance zéro. À l’inverse, de considérables bénéfices ont été tirés par les pays du Nord grâce à la disposition d’un marché intégré et à un cours de l’euro stimulant pour leur commerce extérieur.

Au-delà de la préservation du marché intérieur et de la solidarité avec l’Italie, le recours à une dette communautaire pour financer la relance aurait un triple mérite : soulager la BCE en mobilisant l’arme budgétaire, lever de la dette dans d’excellentes conditions financières avec une excellente signature peu utilisée, mettre en circulation des titres sûrs dont sont friands les investisseurs.

Refus et contre-propositions

À peine formulé, le projet de coronabonds a été rejeté par les Allemands et leurs compagnons des pays frugaux au triple motif d’un refus de la mutualisation des dettes, d’un refus de l’union de transferts et d’un refus du laxisme budgétaire des pays du Sud. Les pays du Sud se sont vu rappeler à l’occasion que pandémie ou pas, il ne pouvait y avoir de solidarité sans responsabilisation et sans conditionnalité. Le débat qui avait été soulevé et éteint à l’occasion du plan d’urgence lorsque la mobilisation du MES avait été décidée a ainsi fait retour.

C’est alors que les Espagnols ont cru exorciser le risque Eurobond en proposant un système astucieux de dette perpétuelle. Après tout des circonstances aussi dramatiques qu’une sortie de guerre justifient le recours à cet instrument géré par la Commission au profit des pays les plus en difficulté. Une dette perpétuelle de 1000 milliards d’euros émise par l’UE dans un contexte de taux d’intérêt faibles ou nuls permettrait de financer les investissements nécessaires pour la transition numérique écologique et productive à un très faible coût. Une telle initiative permettrait de plus d’opérer des transferts invisibles au profit des pays du Sud les plus en difficulté car ils auraient une part plus importante du Fonds que leur quota, ils bénéficieraient de taux d’intérêt plus bas que s’ils émettaient directement de la dette et continueraient à bénéficier d’un meilleur accès aux marchés pour leurs autres besoins. Techniquement une émission par tranches offre une certaine souplesse, elle fournit à l’Europe un actif sur qui sera recherché par les banques les assurances et les fonds d’investissement, elle sera bien sur éligible aux opérations de la BCE. Cette solution qui permet de cumuler les bénéfices d’une charge financière faible ou nulle et d’un non remboursement du principal ne sera même pas prise en considération.

C’est dans ce contexte que l’Allemagne et la France ont pris lundi 18 mai l’initiative de proposer à leurs partenaires l’idée d’un fonds moins ambitieux par sa taille (500 milliards d’euros), financé par une dette émise par la Commission (et donc mutualisée), géré dans le cadre de la procédure budgétaire européenne. Ce fonds pourra financer sous forme de subventions les aides aux régions et secteurs les plus en difficulté. L’initiative franco-allemande pose même les jalons d’une Union Sanitaire et d’une Europe souveraine en matière industrielle dans les secteurs critiques où la dépendance européenne se révèle préjudiciable.

Il faut noter d’emblée que ce plan de relance de 500 milliards d’euros ne coûterait en réalité à la Commission, sur la base d’un taux d’intérêt de 0,5% par an, que 2,5 milliards d’euros… un chiffre à mettre au regard des 148,2 milliards d'euros du budget annuel de l’UE.

Compromis et nouvelles contraintes

Pourtant, cette initiative a soulevé les oppositions réflexes des pays frugaux qui ne veulent ni de la dette mutualisée, ni des subventions, ni de la mise en œuvre par la Commission. Ils vont donc plaider pour de la dette garantie et remboursable par chaque État membre pour le quota qui lui revient.

Un compromis sera sans doute trouvé par réduction de la taille du fonds, par limitation de la part de subvention, par fléchage de la dette.

Dans ce contexte, rendu plus difficile par la « zoom diplomatie », la Cour de Karlsruhe vient de se rappeler au souvenir des décideurs européens en contestant les choix antérieurs de la BCE (QE depuis 2015), en mettant en cause la suprématie de la norme légale européenne et en donnant du crédit aux forces eurosceptiques en Allemagne. Au moment où l’Allemagne reprend l’initiative politique, elle se voit menacée de poursuites auprès de la Cour de Luxembourg !

L’arrêt de la Cour de Karlsruhe est porteur de risques pour l’avenir. Si la Cour demande que des justifications appropriées soient apportées à cette politique, elle n’en rappelle pas moins que les conditions de rachat des titres obéissent à des règles (quotas nationaux et quotas par souche de dette). Or la BCE s’est affranchie de ces règles pour venir en aide à l’Italie dans le contexte de lutte contre la pandémie.

Le débat va donc nécessairement rebondir, fragilisant ainsi la BCE. Certes la Chancelière a apporté un soutien ferme aux institutions communautaires et l’initiative franco-allemande du 18 mai envoie un signal politique fort. Mais nul ne sait où le contentieux juridique peut nous mener.

Cette crise, comme les précédentes, livre trois enseignements. Poussés par les marchés et les opinions publiques et face aux coûts de l’éclatement de l’euro, les États membres et les institutions communautaires finissent par faire le nécessaire. L’Allemagne s’affirme comme puissance du statu quo, jamais en avant pour régler les problèmes structurels, jamais en arrière quand l’eurozone est en péril. La nouveauté est que la BCE, acteur politique par défaut, est de plus en plus contestée en Allemagne et ses marges de liberté risquent d’être rognées.

Le message de la Cour de Karlsruhe est que les États membres ne pourront plus se défausser aussi facilement sur la BCE pour régler les problèmes politiques qu’ils ne veulent pas affronter. Le message de Macron et Merkel est que face à la montée des périls, le couple franco-allemand est condamné à la prise d’initiatives communes. Le compromis qui finira par émerger indiquera la direction : préservation de l’acquis ou timide avancée.