La BCE doit garantir les dettes publiques edit

1 octobre 2011

La crise des dettes publiques s’aggrave et va continuer de s’aggraver tant que les autorités ne feront pas leur devoir. En l’occurrence, la responsabilité revient maintenant à la BCE qui seule a les moyens d’agir. Toutes les autres idées qui fleurissent un peu partout sont vouées à l’échec parce qu’elles ne prennent pas en compte les ordres de grandeur faramineux qui sont désormais en jeu. Mais, pour arrêter la crise, la BCE doit changer de registre : au lieu de réagir aux événements en courant derrière les marchés, elle doit à présent les devancer en offrant une garantie partielle des dettes publiques de la zone euro.

En mai 2010, les autorités de la zone euro, gouvernements et BCE, ont franchi un Rubicon qu’elles n’auraient jamais dû franchir. Au lieu de laisser la Grèce aller au FMI et organiser une restructuration de sa dette (comme je l’avais proposé ici), ils ont déclaré que la crise était une affaire collective. Ce qu’elle est devenue. En apportant un soutien financier à la Grèce, les gouvernements et la BCE n’ont pas seulement violé le principe de non sauvetage (les articles 123 et 125 du Traité), mais ils se sont engagés dans une voie périlleuse dont ils ne maîtrisent ni la direction, ni les conséquences, et encore moins les moyens financiers nécessaires. Ils croyaient très explicitement sauver seulement la Grèce, mais ils se sont obligés de sauver tous les pays de la zone euro si, d’aventure, la crise se propageait. Évidemment, la crise s’est propagée. Aujourd’hui, la Grèce n’est que la pointe de l’iceberg. Il y a eu l’Irlande et le Portugal. L’Italie est probablement condamnée à subir le même sort, ce qui précipitera l’Espagne et, sans doute, la France dont les banques sont très exposées aux gigantesques dettes italiennes et espagnoles.

Sans compter la dette française, les dettes publiques de ces pays représentent un total de 28% du PIB de la zone euro, et 42% si l’on inclut la dette de la France. Il est très, très important de garder en tête ces ordres de grandeur. Ceux qui évoquent une intervention du FSFE (Fonds de Stabilité Financière Européen) oublient que ce fonds dispose aujourd’hui d’un montant de l’ordre de 2% du PIB de la zone euro et de moins de 4% si la proposition d’augmentation en cours est finalement acceptée, ce qui est loin d’être acquis. De même ceux qui voient le salut dans la mutualisation des dettes publiques grâce à l’émission d’euro-obligations comptent sur la solidité financière de l’Allemagne. Mais les dettes à garantir représentent 130% du PIB allemand sans compter la dette française, et pratiquement deux fois le PIB allemand avec la dette de la France. Un petit tour d’Europe est particulièrement déprimant. Les Grecs attendent un FSFE agrandi. Les Italiens et les Espagnols sont certains que des euro-obligations vont être émises. Les Français poussent pour un gouvernement économique de l’Europe, dont on ne voit ni les contours, ni le rôle dans cette crise. Quant aux Allemands, ils sont tétanisés à l’idée qu’ils pourraient être amenés à payer ne serait-ce qu’une fraction de ces dettes. Les Hollandais, les Finlandais et les autres pays vertueux en matière de finances publiques partagent l’angoisse des allemands. Au fond, chacun a raison du point de vue de l’intérêt national, mais les divergences des intérêts nationaux sont aujourd’hui tellement extrêmes qu’il n’y aura jamais aucun accord pour doper le FSFE au niveau nécessaire ou émettre des euro-obligations. Les chiffres sont tyranniques, mais les ignorer n’est pas possible.

Heureusement, il y a une institution qui n’a pas de problème pour mobiliser les ressources nécessaires : la BCE. Une banque centrale n’est pas une institution comme une autre. Elle a le pouvoir surprenant de pouvoir créer autant de monnaie qu’elle le souhaite. En temps normal, elle doit être d’une prudence extrême, pour ne pas créer d’inflation, mais nous vivons une période historique, et l’inflation ne menace pas. Bien au contraire, si la récession que pronostiquent les prévisionnistes se produit, nous ferons face à un risque de déflation. Pour l’instant, donc, le risque inflationniste n’est pas, et ne peut pas être le sujet.

La solution devient simple : la BCE peut et doit garantir toutes les dettes publiques des pays de la zone euro. La garantie n’a pas besoin d’être totale. En fait elle ne doit pas l’être pour la raison présentée plus loin. A ce stade, il s’agit de comprendre ce qu’est une garantie partielle. Prenons un exemple : la BCE garantit les dettes pour la moitié de leur valeur. Ce faisant, elle s’engage à acheter à moitié prix toutes les dettes qui lui seront présentées, mais elle n’aura pas vraiment à le faire pour deux raisons. D’abord, parce que sa crédibilité est aussi infinie que ses ressources ; le dire suffira, c’est la beauté des garanties. Ensuite, il n’est pas dans l’intérêt de ceux qui détiennent ces dettes de les vendre à moitié prix. La seule exception, peut-être, concerne la dette grecque qui se vend aujourd’hui à 40% de sa valeur, mais cette décote reflète surtout l’angoisse des marchés financiers, qui s’évaporera dès que la BCE aura annoncé sa garantie.

Pourquoi cette idée apparemment bizarre ? La crise s’étend et s’aggrave parce que les marchés paniquent. Ils ne voient pas où elle s’arrêtera et, surtout, il n’existe aucune limite à leurs pertes potentielles. Ils savent qu’ils s’exposent à des pertes et les accepteront pour peu que ces pertes soient mesurables. Autrement dit, il leur faut un prix plancher. C’est là tout l’intérêt d’une garantie, même partielle. Si la BCE offre cette garantie à 50%, le cours de la dette grecque s’établira immédiatement à la moitié de la valeur nominale. La dette italienne s’échangera à, disons, 70% de sa valeur, et ainsi de suite pour les pays en difficulté. Le marché déterminera ce qu’il est plausible d’espérer. Il ne restera plus aux gouvernements concernés qu’à sauter le pas tant attendu et renégocier leurs dettes publiques avec leurs créanciers. Le montant de la décote sera facile à déterminer, il suffira de se baser sur les cours de marché. Ces négociations prendront du temps, quelques mois sans doute, mais on sera passé d’une situation de crise apparemment sans fin à l’étape suivante, celle de la résolution de la crise.

L’opération ne devrait rien coûter, ou presque à la BCE. Si elle achète des dettes à 50% de leur valeur et que la remise finalement négociée est de moins que 50%, elle fera même un profit. Dans le cas extrême de la Grèce, qui pourrait répudier la moitié de sa dette, l’opération sera blanche. Bien sûr, le montant de la garantie de 50% n’est qu’une illustration. La BCE devra réfléchir soigneusement pour fixer ce montant, et sans doute le négocier à l’avance avec les pays concernés. Mais le caractère partiel de la garantie sera l’élément qui permettra d’amorcer le processus de remise de dettes, le grand tabou de la crise depuis ses débuts. Ce tabou – nous sommes des pays avancés et les pays avancés ne font pas de défaut – ignore le simple fait que plusieurs pays européens ne peuvent plus honorer leurs dettes publiques. Ils étouffent face à la méfiance des marchés, qui ne lâcheront pas prise tant que le défaut n’aura pas eu lieu. Alors, autant ravaler une fierté que ne justifient pas des décennies d’incurie, et accepter de tirer la conclusion qui est devenue inévitable. Le défaut est la condition nécessaire pour un redémarrage de la croissance. C’est un point essentiel : les déficits ne peuvent pas être réduits en situation de récession ou même de non-croissance.

Pour faire repartir la croissance, les gouvernements – tous les gouvernements – doivent cesser au plus vite leurs politiques d’austérité qui nourrissent le cercle vicieux austérité-récession-déficit-austérité. (Ce message vaut pour la France, qui s’engage aussi dans une voie sans issue.) Pour cela, les gouvernements doivent pouvoir à nouveau emprunter. Aujourd’hui, plusieurs d’entre eux ne peuvent plus emprunter, ou alors à des taux punitifs. Là encore, la BCE devra intervenir. Cette fois, elle devra garantir les dettes futures, à 100% pour que les marchés accordent des nouveaux prêts. Mais elle ne doit le faire qu’en échange de la certitude que l’ère des déficits publics est définitivement révolue. Elle devra exiger en contrepartie que chaque pays adopte une règle constitutionnelle qui interdit les déficits, non pas année après année, mais sur la longue période. Les solutions existent. Non pas la règle d’or à la française, vouée à l’échec pour des raisons présentées ici, mais une règle claire, simple et précise, comme le frein à l’endettement adopté par l’Allemagne et l’Espagne. De plus, le non-respect de la règle devra être accompagné par une suspension automatique de la garantie de la BCE. Là encore, l’opération sera sans coût pour la BCE, parce qu’il s’agit d’une garantie et non d’achats de dette.

Le point délicat est que des restructurations de dettes pourraient bien conduire quelques banques, et non des moindres, à la faillite. C’est bien la raison pour laquelle les marchés financiers, qui ont déjà intégré la certitude de défauts publics, sont tellement méfiants à l’égard des banques, en particulier des banques françaises. Tout comme les défauts sont inéluctables, quelques faillites de banques sont inévitables. La réponse fournie jusqu’à maintenant est le déni. La bonne réponse est de prévoir ce cas. Le FSFE pourra alors être appelé à la rescousse, c’est plus dans ses moyens (élargis). Le sauvetage de banques en faillite n’a aucune raison de se faire au détriment des contribuables. Pour faire court, le gouvernement doit racheter les banques à bas prix, les recapitaliser et les revendre ensuite à bon prix. La Suède dans les années 1990, et la Suisse très récemment, ont montré comment de tels sauvetages peuvent être lucratifs pour le contribuable.

Ce sont là, bien sûr, des mesures audacieuses. Mais personne ne peut imaginer que mettre un terme à la crise se fera en continuant les politiques timorées suivies depuis le début. Le plan proposé ici est robuste et de nature à mettre fin à la catastrophe qui s’amplifie tous les jours. Qu’il soit politiquement acceptable est une autre question, mais la responsabilité des politiques devant l’histoire est clairement engagée.