La crise agricole épingle la fausse route de la lutte contre le réchauffement climatique edit
C’est peut-être prétentieux de l’affirmer, mais il y a une règle immuable en démocratie : à trop secouer les principes économiques, les choix politiques finissent toujours mal. Ce peut être un échec coûteux, une remise en cause plus ou moins discrète, ou des conséquences électorales sévères. La crise agricole révèle les sérieuses dérives de la lutte contre le réchauffement climatique.
Face aux manifestations qui se multiplient un peu partout en Europe, la Commission vient d’abandonner une partie importante de son Pacte vert. Ce plan a été approuvé par tous les gouvernements des pays membres, avant d’être rejeté par le Parlement européen en novembre dernier en ce qui concerne la réduction de l’usage des pesticides. Mais les défauts du pacte sont plus profonds, c’est toute la stratégie qui est en question.
Un petit détour sur les principes économiques. Réduire les pollutions est un vieux problème bien étudié. Il y a trois approches possibles. La première est d’appliquer la règle du pollueur-payeur. Il s’agit d’imposer des taxes aux émissions indésirables, histoire de décourager les producteurs et les consommateurs, et d’encourager des productions alternatives. La seconde, c’est l’idée de subventionner les pollueurs pour qu’ils polluent moins ou pas du tout. La troisième, c’est d’interdire purement et simplement les pollutions au moyen de réglementations.
La première solution est la bonne. Il suffit de mesurer et taxer les pollutions à tous les stades de la production, comme on le fait pour la TVA. Le prix du produit final, qui reflète le contenu en pollution de chaque bien et de chaque service, augmente et conduit les consommateurs à chercher des alternatives. Les producteurs s’efforcent de satisfaire cette nouvelle demande, souvent en innovant. La taxe peut être faible au départ, puis augmentée progressivement pour obtenir l’effet souhaité. Cela donne le temps aux producteurs et aux consommateurs de s’adapter. La taxe produit des revenus pour l’État qui, en principe, doivent être utilisés pour aider les producteurs et les consommateurs les plus fragiles à s’adapter, y compris en offrant des nouveaux services publics.
La deuxième solution est à la fois coûteuse pour les finances publiques et d’une grande complexité. Il faut choisir les activités que l’on veut réduire et celles qu’on veut encourager. C’est compliqué parce qu’il faut déterminer toute la chaîne de production et envisager toutes les échappatoires. Surtout, il faut détecter les mesures les plus efficaces, celles qui réduisent le plus les émissions au moindre coût. Les possibilités de se tromper sont immenses, d’autant plus que, bien sûr, les lobbies sont à la manœuvre pour récupérer la manne. Il faut enfin trouver de quoi financer les subventions, soit en augmentant les impôts, soit en coupant dans les dépenses publiques, soit en laissant filer la dette.
La troisième solution est en apparence gratuite, puisqu’interdire ne coûte rien. C’est une illusion. Certes, au départ, il n’y a aucune implication budgétaire, mais chaque réglementation implique une multitude de coûts. Les entreprises visées par une réglementation doivent soit s’arrêter, soit s’adapter, ce qui leur coûte très cher et se retrouve dans les prix subis par leurs clients, entreprises et consommateurs. En réalité, c’est une autre forme de taxe carbone, mais elle est inefficace car elle ne reflète pas fidèlement le contenu en carbone. En effet, comme pour les subventions, il faut choisir ce qui est interdit ou réglementé, et comment c’est réglementé. Ce sont là des choix techniquement complexes et souvent arbitraires, soumis à toutes sortes de demandes d’intérêts particuliers, défendus entre autres par des multitudes d’ONG souvent mues par des considérations idéologiques. L’interdiction des vols courts en avion ou des locations d’appartements mal isolés sont deux exemples de l’arbitraire de ces choix. De plus, parce qu’elles imposent des coûts très lourds, ces mesures sont inéluctablement suivies de compensations financières qui apparaissent dans les budgets des gouvernements, comme on vient de le voir avec les 400 millions d’euros promis aux agriculteurs.
Le Pacte vert est œcuménique, puisqu’il adopte les trois solutions. Le système d’échange des quotas d’émissions correspond à la première solution. C’est une taxe carbone partielle prélevée sur les grandes entreprises dans certains secteurs d’activité. Il rapporte environ 40 milliards d’euros par an, soit 0,2 % du PIB de l’UE, ce qui est faible. Un Fonds social pour le climat est destiné à aider les ménages et les PME dans leur transition. Le système est appelé à être étendu et à continuer à devenir plus onéreux pour les pollueurs. À terme, ce pourrait être la bonne solution, à condition de concerner tous les pollueurs. On en est loin, le système a couvert 37% des émissions en 2022. Que diront les agriculteurs, entre autres ?
Les subventions sont d’une tout autre ampleur. Toute une gamme de programmes très détaillés vise à atteindre zéro-émissions en 2050, avec des objectifs d’étape. Il est question de développer l’hydrogène vert, de construire des infrastructures de transport, de financer des projets de R&D, de développer la capture de carbone ou de rénover les bâtiments. Mais combien cela va coûter et qui paiera quoi ? La Commission se garde bien de le dire. Des évaluations circulent, mais l’incertitude est totale. Cela représente un vaste programme de politiques industrielles, qui nécessite une levée partielle de l’interdiction des aides publiques au sein du marché unique.
Quant à la troisième solution, celles des règlementations et des interdictions, elle est désormais bien développée en Europe. Deux exemples symboliques sont la fin de la commercialisation des véhicules à moteurs thermiques en 2035 dans l’UE et la décision par les Pays-Bas de réduite le cheptel bovin de moitié. La première mesure est destinée à être levée parce qu’irréalisable. La seconde mesure a créé un séisme politique, l’émergence d’un parti politique des paysans et la victoire de l’extrême droite aux dernières élections législatives. Et, bien sûr, la suspension de nombreuses mesures de ce type sont en tête des revendications des agriculteurs qui manifestent.
Montrés du doigt pendant des années comme des pollueurs invétérés, les agriculteurs ont gagné des points en dénonçant l’impact du pacte vert sur leur activité. Les concessions qu’ils ont obtenues sont décriées par les écologistes comme un gigantesque retour en arrière, mais des mesures qui paraissaient aller de soi sont apparues injustes et même mal conçues. Certes, l’agriculture est une activité particulièrement polluante, mais l’approche n’est pas la bonne.
Les écologistes feraient bien de prendre garde. Instinctivement hostiles aux considération économiques – au point pour certains d’entre eux de prôner la décroissance – ils contribuent à allonger la liste des restrictions à imposer « en urgence ». Ils semblent souvent insensibles aux difficultés que créent ces mesures, sûrs d’avoir raison et convaincus que la fin justifie les moyens, parce qu’il s’agit de « sauver la planète ». Ils rejettent l’idée que ce sauvetage peut être achevé autrement, de manière beaucoup plus efficace au point de vue économique et moins douloureuse socialement. Ils avaient gagné la bataille de l’opinion publique, comme en témoigne le Pacte vert, mais la crise agricole n’est pas la seule menace.
Au fur et à mesure que les mesures restrictives se mettent en place, leurs inconvénients deviennent de plus en plus visibles, et la frustration de ceux qui sont pénalisés monte. La mode du « sauver la planète » cède du terrain à une récupération politique des frustrations. Les partis politiques extrémistes, en général de droite, le perçoivent bien. En France comme aux États-Unis et ailleurs en Europe, y compris dans les pays scandinaves traditionnellement attachés au compromis et à la modération, les équilibres politiques bougent. Les écologistes protestent sans se remettre en question.
Pour leur part, ayant mis des années à reconnaître la gravité du changement climatique, les partis à vocation de gouverner, de gauche comme de droite, hésitent à prendre un nouveau virage maintenant qu’ils sont allés loin dans les deux mauvaises solutions. Pourtant, ce serait simple.
La première solution, celle du pollueur-payeur et des aides ciblées sur les personnes fragiles et les entreprises qui, comme les agriculteurs, suivent des modèles obsolètes, est toujours disponible. Mais elle requiert un doigté politique apte à ne pas réveiller les Gilets jaunes. Le plus difficile est, comme toujours, de reconnaître s’être trompé. Cela vaut pour les politiques, pour les milliers de technocrates arcboutés sur des programmes d’une complexité qui les ravit, et aussi, pour les intellectuels qui ont noirci bien des pages destinées à devenir embarrassantes.
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