Contribution sur la valeur ajoutée : une bonne idée en économie fermée... edit

4 septembre 2006

Dans son allocution du 14 juillet, le président Chirac a repris son idée d'élargir la base fiscale des contributions sociales des employeurs, en les faisant porter non plus sur les salaires mais sur la valeur ajoutée. L'idée de déconnecter les contributions de la masse salariale afin d'encourager l'emploi n'est pas spécifiquement française. Plus étonnante en revanche est l'idée d'un financement assis sur la valeur ajoutée : en général, c'est au système fiscal général que les Etats font appel pour financer les baisses de charges sociales des employeurs. Le gouvernement allemand a décidé de faire passer la contribution des employeurs à l'assurance-chômage de 6,5 % à 4,5 % et de financer cette baisse par des recettes du système fiscal général.

En France, l'introduction d'une contribution sociale sur la valeur ajoutée (CVA) modifierait les taux fiscaux implicites sur le travail et le capital. On peut illustrer ce point en prenant les Comptes nationaux de l'Insee de l'année 2004. Les salaires bruts représentent 430 milliards d'euros, les contributions des employeurs 149 milliards d'euros et l'excédent brut d'exploitation 277 milliards d'euros, soit une valeur ajoutée totale de 857 milliards d'euros. Le taux d'imposition sur les salaires bruts (le travail) impliqué par les contributions sociales des employeurs correspond à 34,7 % et le taux d'imposition sur l'excédent brut d'exploitation (le capital) de 0 %. Notons que seul le taux d'imposition induit par le système des cotisations sociales s'élève à 0%.

Mais évidemment, d'autres impôts sont assis sur les revenus du capital : l'impôt sur les sociétés, les taxes sur les véhicules, les bâtiments, etc. Si l'Etat décidait de déplacer la base fiscale des charges sociales des employeurs en la faisant porter entièrement sur la valeur ajoutée, il pourrait réaliser une opération neutre en termes de recettes en taxant les salaires bruts et l'excédent brut d'exploitation, au taux uniforme de 21,1%. En pratique seule une partie des charges sociales des employeurs serait prélevée sur la valeur ajoutée, tandis que le système actuel serait conservé pour l'autre partie. Même si en réalité l'augmentation du taux d'imposition du capital impliqué par la CVA serait donc inférieur à 21,1% cet exercice de comptabilité illustre néanmoins le point suivant : Comme en France le rapport des salaires bruts à l'excédent brut d'exploitation est d'environ 1,5, une diminution d'un point de pourcentage dans le taux d'imposition implicite sur le travail doit être compensée par une augmentation de 1,5 point de pourcentage dans le taux d'imposition implicite sur le capital si l'on veut que l'opération soit neutre en termes de recette pour le système de sécurité sociale.

Imaginons que la France soit une économie fermée. Il est clair dans ce cas que la réduction du taux d'imposition implicite sur le travail et l'augmentation simultanée de l'imposition du capital induira une substitution du capital domestique par le travail domestique. À brève échéance, cela aura un effet positif sur l'emploi. Mais même dans une hypothétique économie fermée, trois problèmes se poseraient.

Premièrement, le même effet de substitution qui crée des emplois à court terme réduit à la longue ces effets positifs. Car une augmentation de la fiscalité sur le capital amène la diminution du taux d'accumulation du capital, et donc de la productivité marginale du travail. En présence de rigidités du marché de travail, cela peut amener à terme une diminution de l'emploi.

Deuxièmement, la réduction de la fiscalité implicite sur le travail augmentera la demande de main-d'œuvre à salaires constants. Cela conduira probablement à des revendications salariales et réduira l'effet net sur le prix du travail pour les employeurs.

Le troisième et dernier problème est encore plus subtil. Pour une entreprise dont l'intensité capitalistique est dans la moyenne française, l'augmentation du coût du capital est exactement compensée par la réduction du prix de travail. Mais pour une entreprise qui ne se situe pas dans cette moyenne, l'introduction d'une contribution sociale sur la valeur ajoutée peut impacter sensiblement ses profits. Une entreprise utilisant une technologie intensive en capital risque de les voir fondre, puisqu'elle fera face à une plus forte pression fiscale sur le capital sans bénéficier d'une baisse équivalente de ses charges sociales sur le travail. Des données de l'OCDE pour l'année 2000 indiquent que certains des secteurs les plus intensifs en capital dans l'économie française, comme l'industrie chimique ou les équipements de transport, sont aussi les plus intensifs en R&D. En taxant plus lourdement ces secteurs, l'introduction de la CVA peut avoir pour conséquence non seulement de freiner l'accumulation de capital, mais aussi l'innovation.

Ces considérations préliminaires étant posées, on peut procéder à l'analyse économique de l'introduction d'une contribution sur la valeur ajoutée dans une économie ouverte. Aujourd'hui, le commerce international permet une substitution entre les facteurs intérieurs et extérieurs de production. Les sociétés peuvent choisir de délocaliser les segments de production intensifs en travail vers des pays à bas salaires, et les segments intensifs en capital vers des pays à bas coût de capital

Effectivement, la CVA réduirait la tendance des firmes à délocaliser les segments intensifs en travail, mais elle augmenterait la tendance à délocaliser les segments intensifs en capital. Ceci en théorie ; car la question pertinente, c'est si l'on peut s'attendre à des changements significatifs dans les comportements.

Délocaliser les segments intensifs en travail a un coût fixe (déménager l'usine, trouver des sous-traitants, etc.). Les sociétés qui l'ont déjà fait ne seront donc probablement pas tentées de revenir en France si l'on introduit une contribution sur la valeur ajoutée : elles ont déjà payé ce coût fixe.

Ensuite, les firmes intensives en travail ne délocalisent généralement que vers des pays dont le coût du travail est très bas. Étant donné les rapports de coût du travail en 2004, environ 4/1 entre la France et la République Tchèque ou la Hongrie et 10/1 entre la France et le Mexique, même une diminution sensible du taux d'imposition implicite sur le travail n'aurait qu'un impact marginal sur le comportement de la firme. Autrement dit, dans la motivation économique des délocalisations des segments intensifs en travail, les économies de salaires rendent insignifiantes les économies fiscales.

L'extension à un cadre d'analyse d'économie ouverte renforce donc les leçons de l'analyse en économie fermée: Les effets bénéfiques de l'introduction de la CVA sur l'emploi sont susceptibles d'être petits tandis que les effets négatifs sur l'accumulation du capital pourraient être non-négligeables. Les effets négatifs éroderaient donc sans doute la base fiscale de la CVA, ce qui pourrait contraindre l'Etat à en augmenter le taux, incitant ainsi davantage d'entreprises à délocaliser les segments de production à haute intensité capitalistique. La réforme pourrait ainsi ne pas être durable économiquement. Elle devrait en outre créer un ensemble d'exemptions ce qui créerait de nouvelles distorsions. Parmi ces exemptions seraient notamment les petites entreprises qui ne disposent pas des systèmes comptables adéquats pour déterminer la valeur ajoutée, les entreprises qui emploient des travailleurs peu qualifiés en profitant des exemptions de charge du système actuel, et les holdings qui affichent des rapports capital/travail extrêmement élevés.

Réduire les charges patronales assises sur le travail a un sens. Mais dans un contexte où les entreprises deviennent de plus en plus mobiles internationalement et d'autres pays réduisent leurs taux d'imposition du capital, l'idée de financer la réduction des charges patronales assises sur le travail par l'introduction unilatérale d'une taxe implicite sur le capital semble problématique. Il pourrait être utile de jeter un coup d'œil aux politiques de nos voisins allemands.