Une autre politique étrangère pour la Turquie? edit

5 janvier 2023

S’il est encore prématuré de faire le bilan de deux décennies de pouvoir personnel de Recep Tayyip Erdoğan, il n’est pas inutile de réfléchir dès maintenant aux composantes d’une politique post-2023, année d’élections et de célébration du centenaire de la République, dans un contexte de crise économique approfondie et de tensions internationales, dans lequel la Turquie est fortement impliquée.

Après ses agressions de 2020 en Méditerranée et en Syrie, le gouvernement d’Ankara est revenu à une certaine prudence, aussitôt célébrée par ses incorrigibles thuriféraires, qui se sont félicités des prétendues vertus diplomatiques d’Erdoğan, telles que déployées à l’occasion de la guerre en Ukraine. En fait, les analystes les plus sérieux hésitent entre deux scénarios : la Turquie va-t-elle poursuivre sa fuite en avant ou va-t-on assister au retour de l’enfant prodigue ? Entre ces deux hypothèses, existe-t-il une alternative ?

La fuite en avant

D’après les analystes, la politique étrangère turque est une combinaison[1] entre l’idéologie islamiste de l’AKP, principal parti au pouvoir proche des Frères musulmans, et le vieux nationalisme des administrations antérieures à 2002, relancé par le MHP (le parti d’extrême droite associé à l’AKP). Elle est mise en pratique avec un certain pragmatisme, en fonction des opportunités offertes par l’instabilité accrue de l’actualité internationale.

Il en résulte une posture agressive qui a mis la Turquie en conflit plus ou moins ouvert avec presque tous ses voisins et dans une position aventuriste avec des pays plus éloignés comme le Qatar, la Libye et la Somalie. En dépit de quelques épisodes de réconciliation, plus spectaculaires que réels, notamment avec Israël et les pétromonarchies de la péninsule arabique, l’imprévisibilité de l’équipe au pouvoir et la fréquence de ses revirements ont altéré la confiance des diplomates dans ses capacités.

À ce stade, il est difficile d’en évaluer les bénéfices pour la Turquie elle-même. Qu’a-t-elle gagné à ces initiatives ? En quoi les capacités de sa diplomatie et de sa défense en ont-elles été accrues ? Quels avantages en a-t-elle retirés du point de vue de son influence à moyen ou à long terme ?

Pour ce qui est de la stabilité de son voisinage, le bilan est très négatif. L’activisme turc n’a apporté de solution à aucun conflit, il en a aggravé d’autres (le Nagorno-Karabakh) et métastasé de vieilles controverses bilatérales, notamment en Syrie et dans les ZEE (zones économiques exclusives) de la Méditerranée orientale.

Au cours de la dernière décennie, les États-Unis et la Russie ont laissé à Ankara une assez grande marge d’initiative. À Washington, trois présidents successifs (Obama, Trump et Biden) ont poursuivi la politique traditionnelle du Département d’État, héritée de la guerre froide, pour qui les agressions turques sont un inconvénient temporaire à tolérer en attendant la fermeture de la parenthèse islamiste. Le Pentagone a été plus efficace en expulsant la Turquie du programme des avions F-35 et en surveillant ses achats d’armes, l’armée turque étant toujours très dépendante des fournitures américaines.

Au Kremlin, les initiatives d’Erdoğan, notamment le désordre semé à l’OTAN (l’achat du bouclier russe S-400, le blocage des adhésions de la Suède et de la Finlande), sont bien accueillies. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Turquie est un partenaire commercial précieux, qui achète à la Russie du gaz, une centrale nucléaire et l’aide à contourner les sanctions occidentales. À certains égards, Pékin partage les vues de Moscou : aussi longtemps que la Turquie perturbe le camp occidental et ne se mêle pas des affaires des Ouigours, ses atteintes à la sécurité collective sont tolérables.

Il n’en va pas de même en Europe, qui ne dispose pas comme les États-Unis de la distance pour se protéger des agressions turques. Elle est directement affectée par les contestations de zones économiques exclusives en Méditerranée orientale, les menaces proférées à l’encontre de la Grèce et de Chypre, le chantage migratoire et diverses ingérences dans les affaires intérieures de ses États membres[2]. Toujours à la recherche d’un introuvable « agenda positif » dans ses relations avec Ankara, l’UE mène une politique d’« appeasement » qui la met à la remorque des États-Unis.

Pendant ce temps, Ankara peut continuer à déstabiliser son voisinage en donnant libre cours à son obsession antikurde et en multipliant les déclarations belliqueuses. Son recours fréquent à des moyens militaires accroît les risques d’escalade, sinon de dérapage en raison de l’incompétence de l’équipe au pouvoir et de sa soumission à des impératifs de politique intérieure. Comme par ailleurs les perspectives sont assombries par la guerre en Ukraine et les avancées du projet nucléaire iranien, les risques sont de plus en plus  difficiles à maîtriser. À court terme, plusieurs conflits peuvent déboucher sur une confrontation militaire, éventuellement souhaitée par le gouvernement turc pour échapper à une défaite électorale.

Le retour de l’enfant prodigue

Personne ou presque ne se plaindrait de la chute éventuelle d’Erdoğan. À Washington, les nostalgiques de la guerre froide en espèrent le retour de la Turquie dans le giron de l’OTAN et son réalignement sur les États-Unis. Il en résulterait un abandon des ambitions démesurées en politique étrangère, donc une décroissance de l’agressivité turque, mais probablement pas un abandon de ses projets nationalistes. Il y aurait des contreparties : Ankara en obtiendrait une reprise des fournitures militaires américaines et une liberté d’action accrue en Syrie et peut-être en Libye.

Cette normalisation pourrait bien s’effectuer aux frais de l’Europe, toujours soumise à la pression migratoire. Elle pourrait inclure une injonction américaine à offrir la reprise des négociations d’adhésion aux nouveaux maîtres d’Ankara, si une certaine forme de démocratie y était restaurée. L’UE ne serait pas assurée d’obtenir la fin des tensions en Méditerranée ; elle pourrait ainsi continuer à payer le prix de son irrésolution à clôturer définitivement les négociations d’adhésion et à défendre énergiquement le droit international en Méditerranée orientale.

Faisabilité d’une alternative

En abandonnant les illusions qui ont coûté cher à l’UE au cours des deux « décennies Erdoğan », une autre hypothèse serait dès maintenant à étudier.

Pendant la guerre froide, dans le dispositif linéaire étendu de la Norvège au Pakistan, on a voulu faire de la Turquie un pays exclusivement européen, membre du Conseil de l’Europe, aspirant à l’UE parce que membre de l’OTAN, en oubliant sa nature profonde de pays eurasiatique. Après 1989, l’Occident n’a pas cherché à faire évoluer cette politique, alors que s’offraient de nouvelles opportunités, dans la perspective d’une ouverture de la Turquie à 360°. Ainsi, ceux qui célèbrent à l’envi sa position géostratégique « indispensable », au point d’en avoir intoxiqué les dirigeants turcs eux-mêmes, n’en ont pas tiré les conséquences.

En fait, la Turquie a vocation à entretenir des relations avec un vaste environnement, afin de pleinement exploiter les avantages de sa géopolitique. La faute d’Erdoğan est d’avoir agi de manière conflictuelle, en détériorant autant que possible les relations de voisinage, un point faible de la diplomatie turque qui remonte à l’après 2e guerre mondiale. Mais sur le fond, une politique « gaullienne » tous azimuts rencontrerait ses intérêts et ceux de ses nombreux voisins, à condition qu’elle soit développée dans le cadre de relations pacifiques et dans le respect du droit international.

Il ne s’agirait plus de préférence exclusive, pas plus avec l’Ouest qu’avec d’autres points cardinaux (comme le groupe de Shanghai), impliquant :

- le maintien de relations commerciales étroites avec l’UE dans le cadre de l’Union douanière, tout en poursuivant le développement de ses ventes de biens de qualité intermédiaire à destination des pays émergents ; 

- la valorisation de sa position géopolitique de pays de transit des hydrocarbures. Si la Turquie n’a pas de pétrole et de gaz, elle est entourée de nombreux pays qui ont besoin de son territoire pour exporter leurs excédents (Azerbaïdjan, Israël, Chypre, Iran, Irak). Au lieu de contester les ZEE de ses voisins[3], elle faciliterait la construction de nouvelles infrastructures, ce qui accroîtrait sa sécurité énergétique et lui apporterait des retombées économiques ;

- l’accord nucléaire iranien sabordé par Donald Trump était de nature à orienter vers le lancement d’une organisation proche-orientale de sécurité collective, en tant qu’alternative à la prolifération nucléaire. Face à cette menace majeure, créer cette organisation est toujours nécessaire, en particulier pour une Turquie pacifique, qui pourrait en prendre l’initiative, notamment en cas de changement structurel en Iran.

En fait, les rêves fumeux des islamistes de l’AKP ont dévalorisé les potentialités de leur pays, qu’un nouveau gouvernement pourrait restaurer. En adoptant une orientation neutraliste, il renoncerait à l’adhésion, une impasse aussi bien pour la géopolitique turque que pour celle de l’Europe. En effet, indépendamment des critères politiques, comment espérer gérer harmonieusement, à l’extrémité sud-est de l’Union, un État membre de plus de 80 millions d’habitants (qui serait alors le plus peuplé), alors que le Brexit a montré que le Royaume-Uni lui-même était trop périphérique pour s’adapter aux réalités d’une construction continentale pourtant proche de son centre de gravité ? Il ne s’agirait pas d’une exclusion, mais d’une adaptation aux réalités multilatérales du 21e siècle.

À ce stade, il est difficile de savoir à quel point cette perspective est acceptable pour un nouveau gouvernement et une classe politique restés influencés par la prévalence d’un nationalisme parfois agressif dans une partie de l’opinion.

Conclusion

En maintenant leur politique de « l’enfant gâté », Washington et Bruxelles n’ont pas aidé la Turquie à se pacifier. Aussi bien l’« appeasement » européen (payer pour retenir les migrants) que la complaisance du Département d’État (à la recherche de concessions pour réaligner la Turquie) ont encouragé Erdoğan dans son escalade rhétorique et militaire.

Il existe des alternatives. Si on ne peut pas expulser la Turquie de l’OTAN, une alliance qui s’intitule de l’Atlantique nord pourrait limiter les garanties offertes à un pays de sa grande périphérie. Il serait bon de le dire publiquement au lieu de s’abstenir de critiquer un comportement qui  porte atteinte à la paix. À Bruxelles, il ne manque pas de raisons de mettre fin à la négociation d’adhésion, depuis longtemps dépourvue de sens. Plutôt que de jouer le pourrissement, l’UE gagnerait à être plus explicite en y mettant fin officiellement, puisque les conditions ne sont pas réunies pour la faire aboutir.

Enfin, le souhait de la Turquie de se comporter en pays eurasiatique non aligné exploitant pleinement les opportunités de sa géopolitique, comporte aussi des obligations. À ce titre, le nouveau gouvernement issu des élections de 2023 devra assumer ses choix en prenant la mesure de l’étendue de ses responsabilités.

 

[1] Turkish Foreign policy and the EU, an everlasting candidate between delusion and realities, Egmont Institute Policy Brief 279, juin 2022.

[2] Voir l’interview de l’eurodéputée Nathalie Loiseau dans Le Vif-l’Express du 22 décembre 2022, pp.34-39

[3] Si la Turquie avait été moins agressive, les Israéliens et les Chypriotes auraient accepté d’exporter leur gaz via l’Anatolie, qui reste l’option la moins coûteuse.