La conscience verte européenne edit

2 décembre 2019

Précurseurs à certains égards, les Européens sont, en moyenne, plus préoccupés par les questions écologiques et davantage investis que le reste du monde. En pointe de la conscience écologique, les institutions européennes se veulent fer de lance de la lutte contre le changement climatique. Elles se donnent un rôle majeur à jouer pour intensifier la mobilisation mondiale en faveur d’une transition écologique compatible avec des exigences démocratiques et sociales.

C’est en Europe que les principaux penseurs de la matière ont observé, alerté, proposé. C’est d’Europe que proviennent les militants les plus connus de la cause, la dernière en date étant la jeune Suédoise Greta Thunberg. C’est notamment en Europe que les partis politiques écologistes ont connu les plus grands succès. C’est en Europe qu’ont été inventés et promus les systèmes de discussions et protocoles internationaux. C’est dans des villes européennes, certes sous égide onusienne, qu’ont été lancées les conférences mondiales sur le climat (à Genève en 1979) et les conférences des parties (la première Cop à Berlin en 1995), signés certains des accords les plus marquants (à Paris en 2015, Cop 21). C’est encore en Europe que se trouve le siège du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC)t, à Genève, dans les locaux de l’organisation météorologique mondiale.

Au-delà des institutions et des localisations, l’Europe se distingue de par son positionnement stratégique et sa diplomatie qui mettent en avant les questions écologiques, et ce face au souverain dédain de certaines nations (comme les États-Unis) et à l’absence de capacités ou de volontés réelles de réaction dans d’autres aires géopolitiques (en Asie ou en Afrique).

Concrètement, les Européens tirent parti de leur niveau de développement, comme de leur modèle ancien d’urbanisation, pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, limiter l’étalement urbain, innover et investir dans une construction, des aménagements et des mobilités moins énergivores.

De leur côté, les villes européennes ont-elles-mêmes été pionniers, au tournant du millénaire, pour des plans énergie climat avec des ambitions élevées de type neutralité carbone ou 0 plastique à l’horizon 2050. Elles sont, certaines depuis très longtemps, investies dans la révision des voiries afin de soutenir le développement du vélo. Au-delà des questions proprement urbaines, les territoires européens innovent pour la séquestration carbone, des productions agricoles plus « bio », un recours accru à des énergies renouvelables. Il n’y a pas uniquement le tri des déchets effectué par les bobos, mais une dissémination, dans toutes les catégories de la société et dans tous les territoires, d’un souci affirmé pour l’environnement.

Dans ce contexte, rechercher une conscience verte européenne n’est pas vraiment compliqué. On la retrouve sur le double plan des idées et des opinions.

Une pensée européenne

Sans être uniquement d’extraction européenne, la pensée écologique puise une grande partie de ses origines chez les penseurs de la vieille Europe. C’est ce qu’enseigne un recueil savant qui rappelle opportunément les fondements et orientations d’une tradition intellectuelle. Ce volume dense, organisé par Dominique Bourg et Augustin Fragnière, réunit une collection d’extraits, certains inédits en français[1]. L’alternance de fragments de rapports officiels et de textes fondateurs confère sa consistance à ce document d’exception. Parmi les signataires, des géographes, des philosophes, des botanistes, des ornithologues, des anthropologues, des économistes, des professeurs mais aussi des autodidactes. Des quatre coins d’un globe menacé par l’homme et par la technique, des esprits intéressants ont posé les jalons de ce que les deux promoteurs de cette opération éditoriale baptisent « la pensée écologique ».

Celle-ci trouve des racines chez le philosophe français Jean-Jacques Rousseau et chez l’écrivain américain Henry-David Thoreau, tous les deux férus ravis de l’expérience naturelle. Elle prend toute sa puissance avec le prospectiviste français Bertrand de Jouvenel (un des auteurs qui apparaît le plus souvent dans l’anthologie) qui estime nécessaire l’affirmation d’une « conscience écologique » à côté de la conscience sociale, et avec le biologiste américain Garrett Hardin, célèbre pour sa mise en évidence de la tragédie des biens communs. Si les experts et militants viennent de tous les continents, c’est tout de même l’Europe qui est à la plus représentée.

La pensée écologique se nourrit de philosophie et d’innovations conceptuelles européennes. Que l’on songe, sur le plan académique, au « principe responsabilité » mis en avant par l’allemand Hans Jonas (1979) ou, sur le volet de la mobilisation internationale, à l’idée même de développement durable née à l’occasion d’un rapport d’une commission onusienne présidée par la première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland (1987). Certes le célèbre rapport du club de Rome sur les limites de la croissance (1972) avait été rédigé par des chercheurs américains du MIT, mais il s’inspirait volontiers de travaux européens et plus généralement occidentaux menés dans le cadre de l’OCDE. L’ambition de ces démarches, face à une crise écologique planétaire qui se profilait et que certains prophétisaient, était bien de contribuer à des prises de conscience. Celles-ci, en retour, ont été particulièrement prononcées en Europe.

Une opinion européenne

Au sujet environnemental, il apparait, grâce aux enquêtes et données du Pew Research Center[2], que l’Europe se place au second rang derrière l’Amérique latine en ce qui concerne la préoccupation exprimée. Parmi les grandes menaces mondiales, les questions de terrorisme notamment y sont plus marquées. Reste qu’au sein de l’Union européenne, figurent les pays aux populations les plus préoccupées par le changement climatique. Ainsi, dans une enquête de 2017, Espagne, France, Suède, Pays-Bas et Allemagne rejoignent des pays latino-américains (Chili ou Argentine), des pays africains (Kenya, Tanzanie) et des pays asiatiques (Japon, Vietnam), dans le groupe des nations dont les populations sont majoritaires à considérer que le changement climatique est une menace majeure pour leur nation.

Dans une autre enquête menée en 2015, il apparait à un niveau agrégé, celui des blocs géopolitiques, une Amérique latine et une Afrique qui rassemblent des populations en moyenne plus inquiète par le changement climatique (74% des habitants d’Amérique latine, 61% des Africains, 54% des Européens). Si les Latino-Américains (77%) sont au premier rang en ce qui concerne l’opinion selon laquelle le changement climatique a déjà un impact négatif sur les gens, les Européens sont au deuxième rang (60%), devant les Africains (52%).

Le point important à avoir à l’esprit au sujet des opinions à l’égard de l’environnement est la présence, au sein de l’Union européenne des pays les plus allants en la matière.

Quand on entre dans le détail, la diversité intra-européenne prévaut. Si plus de huit Européens sur dix (de 84% en Roumanie à 99% en Suède) pensent que l’activité humaine a un impact sur le changement climatique, l’homogénéité européenne s’efface lorsqu’il s’agit de savoir si le changement climatique est entièrement dû à l’activité humaine. Plus de la moitié des Maltais, des Chypriotes ou des Français sont d’accord avec une telle opinion, contre le quart des Polonais des Lituaniens ou des Estoniens.

Le niveau de conscience verte, au sein de l’Europe, n’est pas le même. Si l’Europe se particularise à l’échelle globale, en son sein les États-membres ne convergent pas forcément. Quand ils ne divergent pas. En tout cas sur le simple plan de la conscience, le niveau n’est pas le même. Ainsi, selon une enquête Eurobaromètre de décembre 2018, 95% des Suédois ou 89% des Français ont-ils déjà entendu parler de « biodiversité » (qu’ils sachent ou non ce que cela signifie). Ce n’est le cas que d’une minorité des Polonais, des Slovaques ou des Lettons.

Ces opinions européennes, hétérogènes, se répercutent en tout cas dans les élections. Une certaine vague verte a ainsi déferlé en 2019 sur le continent. En remportant un siège sur dix lors de l’élection du parlement européen, les écologistes sont passé de 52 députés pour la législature précédente à 75. S’ils n’ont jamais eu autant de représentants, leur position politique est importante depuis longtemps. Les courants écologistes ont ainsi des sièges au parlement européen depuis les 2èmes élections européennes au suffrage universel (1984). Le vert politique constitue une force et une influence majeures à Strasbourg et à Bruxelles, mais absolument pas dans tous les pays. En 2019, avec 21% des voix, les verts sont arrivés en seconde position en Allemagne. Ils ont fait des bonds en avant en Irlande (15%) et en France (13,5%). Ils se situent toujours à des niveaux élevés au Danemark (13%) ou en Suède (11,5%), mais sont totalement inexistants dans d’autres pays (Grèce, Hongrie ou Slovénie).

Ce sujet des opinions européennes en matière d’environnement peut se résumer en trois points : une priorité globale affirmée, une préoccupation directe relativement moins marquée que dans des pays plus immédiatement affectés, une diversité intra-européenne qui demeure. Il n’y a donc pas une opinion européenne verte homogène, mais tout de même un mouvement important qui confère toujours davantage d’importance à des problèmes qui sans toucher directement les États-membres les concerne dans une optique d’ouverture plus globale. C’est peut-être là la conscience européenne, celle de la nécessité de traiter des sujets qui ne se résument pas à ceux contenus dans ses frontières.

Les ambitions vertes européennes, contenues dans les stratégies des institutions communautaires, accompagnent une situation environnementale déjà plutôt favorable. Ainsi l’Union est-elle composée des pays les mieux évalués. En effet, les nations européennes se distinguent très nettement et très favorablement quand il s’agit de mesurer l’efficacité des politiques environnementale. L’Université de Yale calcule, de la sorte, un indice de performance environnementale (IPE), pour 180 pays, classés en fonction de 24 critères environnementaux : qualité de l'air et des eaux, préservation des ressources naturelles animales, végétales et minérales, préservation de la biodiversité, etc. Ces critères sont eux-mêmes rangés dans deux objectifs principaux de politique environnementale : santé environnementale et vitalité de l'écosystème. La Suisse arrive en tête, suivie de la France, du Danemark et de Malte. Au classement, en 2018, 14 États-membres de l’Union européenne compte parmi les 20 premiers. Et l’on pourrait y ajouter la Suisse, l’Islande et la Norvège pour arriver à 17 pays européens parmi les 20 premiers[3]. C’est peu dire que l’Europe, au moins à travers ce classement, campe au plus haut du palmarès en ce qui concerne la qualité de l’environnement et la qualité des politiques environnementales.

L’existence d’une conscience verte européenne ne fait aucun doute. Une forte conscience avec des dégradés de vert selon la diversité des États-membres. Le grand sujet pour l’avenir est celui des modes de vie. En 1992, le Président Bush avait déclaré que le mode de vie américain n’était « pas négociable » et il ne semble pas que les autres présidents aient vraiment changé d’avis. Du côté des pays en développement, et notamment des géants démographiques devenus des géants économiques, il est implicite que c’est l’atteinte de modes de vie à l’américaine qui ne serait pas négociable. Du côté de l’Union, ouverte à la fois à l’adaptation et à la préservation d’un mode de vie européen, la négociation est toujours ouverte. Avec des partenaires à conscience bien moins verte.

[1]. Dominique Bourg, Augustin Fragnière, La Pensée écologique. Une anthologie, Paris, PUF, 2014.

[2]. www.pewresearch.org

[3]. Voir https://epi.envirocenter.yale.edu/