Les artistes veulent-ils que la police fouille les cartables ? edit

2 janvier 2006

Face à la montée en puissance du téléchargement par Internet d'œuvres artistiques, quelle doit être la réaction appropriée des pouvoirs publics ?

Faut-il suivre ceux qui estiment que l'acte de télécharger est un vol comparable à celui du vol d'un CD chez Virgin, développer les DRM (Digital Rights Management) et mettre parallèlement en place une législation dure ainsi que les moyens de la faire appliquer ? Il s'agit peu ou prou de l'option recommandée par le gouvernement, atténuée par une gradation des sanctions. Ou faut-il considérer qu'Internet permet la démultiplication à l'infini d'œuvres considérées comme des bien publics (comme l'air que nous respirons) et qu'aucune loi ne devrait s'opposer à en avoir une libre jouissance, quitte à offrir en contrepartie un système de compensation, dit de " licence globale ", comme l'Assemblée a tenté de le faire le 22 décembre dernier?

Il s'agit d'un débat très complexe : juristes, économistes et pouvoirs publics de divers pays ne sont pas encore parvenus à un consensus. Replaçons donc le débat dans une optique historique. Tous les progrès technologiques majeurs se sont accompagnés de la remise en cause des pouvoirs traditionnels: l'Internet et les possibilités qu'il offre en constitue un nouvel exemple. De même, l'invention de l'imprimerie de Johannes Gutenberg a détruit le monopole de l'Eglise et ses moines copistes sur les textes et leur diffusion. Cela permit la diffusion de la Bible et l'essor du Protestantisme, mettant fin à l'hégémonie de l'Eglise en Europe. Et pourtant, à l'époque, la reproduction d'œuvres sur une large échelle restait très coûteuse, le transport des œuvres imprimées prenait encore des semaines et se faisait au profit d'une élite ultra-restreinte. Par comparaison, l'émergence du Peer-to-Peer, permettant de diffuser toute œuvre numérisée gratuitement, quasi-instantanément et quelle que soit la distance à un milliard d'être humains connectés ne peut pas ne pas conduire à un bouleversement majeur du mode de gestion de la culture.

Une fois posée cette perspective historique, on voit bien l'inanité de raisonner en termes légaux sur la base de la situation pré-Internet. C'est un peu comme si des lois sur la propriété de l'air, définies pour protéger les producteurs d'oxygène dans un monde sous-marin peuplé de scaphandriers, continuaient à être défendues lorsque les eaux baissent soudainement: il serait interdit de respirer à l'air libre sous prétexte qu'une partie de l'oxygène était produit par des producteurs issus des fonds sous-marins. À cet égard, l'arrière-gardisme n'est pas nouveau : on sait qu'après l'invention de Gutenberg, la République de Venise tenta par décret d'attribuer le monopole de l'impression des livres à l'imprimeur allemand Johannes von Speyer. Autre ironie, Gutenberg mourut ruiné à la suite d'un procès fait par les fabricants de presse à raisin pour le vol de l'idée de vis sans fin.

Faut-il prendre des mesures coercitives du même acabit, sachant qu'à l'heure actuelle, ni la théorie, ni les enquêtes auprès des internautes, ni les rares études économétriques disponibles ne permettent de conclure quant à l'impact sur les ventes du téléchargement gratuit ?

D'après une étude portant sur 2755 musiciens américains, seuls 8% répondaient que le téléchargement avait nui à leurs ventes ; 57% pensaient que cela n'avait pas eu d'impact et 35% pensaient que cela avait été bénéfique. La totalité d'entre eux s'accordaient sur l'absence d'impact négatif sur les passages en radio et la participation aux concerts, générateurs de revenus importants, et entre la moitié et les deux tiers reconnaissaient un impact positif. On sait aussi que les grands " téléchargeurs " sont plutôt jeunes et sans revenu régulier : un prix même modeste suffirait à décourager très largement leur demande de biens culturels. On peut aussi penser que la consommation de diversité culturelle précoce les incitera à être de plus gros consommateurs " légaux " dans le futur lorsqu'ils auront un salaire et moins de temps pour télécharger. De plus les biens vendus dans le commerce et ceux qu'on télécharge ne seront jamais parfaitement substituables : on s'imagine encore mal offrir 15 morceaux de MP3 de Tino Rossi à sa belle-mère pour Noël. Enfin, il n'est pas sûr que les brevets et copyrights soient la seule solution sans laquelle la création se tarirait : comme pour la plupart des recherches fondamentales, il suffit que l'artiste souhaite simplement maximiser son impact pour des raisons non commerciales : la gloire ou le succès auprès des adolescentes. Et, comme pour la recherche, la notoriété peut et doit générer des revenus annexes: dans ce cas il est moins utile de protéger les créations vis-à-vis des internautes que de renforcer les droits de diffusion dans les media traditionnels (radio, TV, discothèques).

Le nœud du problème est donc bien de produire de la complémentarité et de construire un nouveau modèle de diffusion culturelle où le service de base est gratuit et le profit se fait sur les produits dérivés, comme ailleurs sur Internet. Que certains artistes consacrés, proches des politiques, ne veuillent pas en entendre parler ne doit pas surprendre : personne ne voudrait abandonner une telle rente.

Dernier point, le plus controversé mais peut-être le plus entendu dans la blogosphère: supposons qu'il existe une infime externalité culturelle, ou en termes plus romantiques que le monde serait meilleur si chacun pouvait avoir accès gratuitement à Mozart, Offenbach et Fritz Lang, alors les arguments d'efficacité plaident en faveur de la libéralisation massive de la diffusion des œuvres artistiques. La seule protection à assurer, minimale, serait celle des nouvelles œuvres, quitte à généraliser les taxes forfaitaires. Cela revient finalement à la solution de la licence globale pour compenser les ayants droits, mais en précisant ses modalités et notamment leur gestion en direction essentiellement des nouvelles œuvres. Qui plus est, si on croit dans cette hypothèse dont aucune étude économétrique ne viendra sans doute jamais démontrer le bien-fondé, autant pousser la logique jusqu'au bout : que le gouvernement français innove au nom de l'exception culturelle et offre à tout nouveau-né un disque dur de 160 Go des œuvres artistiques majeures. L'exception culturelle favoriserait ainsi les consommateurs!

A contrario, mettre en place les moyens de protéger les droits de propriété intellectuelle " à l'ancienne " est tellement irréaliste par rapport aux libertés individuelles qu'il est sans doute plus sage d'y renoncer dès maintenant. De toute façon, le stock de musique gratuite est désormais tel que les échanges se font en dehors d'Internet, dans les cours de récréation et avec des disques durs amovibles. La police devra-t-elle alors fouiller les cartables?

Cet article a été repris dans Le Temps (Genève).