Y aura-t-il des Mittal chinois ? edit

2 mars 2006

Avec la tentative d’OPA de Mittal sur Arcelor, les projecteurs sont braqués aujourd’hui sur les firmes indiennes. Mais qu’en est-il des chinoises ? Doit-on s’attendre à voir dans les années à venir des firmes d’origine chinoise émerger sur le modèle de Mittal ? En quoi celles qui se lancent aujourd’hui dans un processus d’internationalisation sont-elles différentes des firmes indiennes ? La nature multinationale de Mittal, firme apatride dirigée par un patron indien, résidant au Royaume-Uni et ayant bâti son empire à l’étranger, est assez éloignée du mode de développement des grands groupes chinois. Plusieurs raisons expliquent cette différence.

Premier trait distinctif : la majorité des grands groupes chinois que l’on voit aujourd’hui arriver sur le marché mondial (à l’exception des groupes hongkongais qui sont déjà internationalisés depuis longtemps) sont contrôlés par l’Etat, alors que les firmes indiennes sont dominées par des capitaux privés. Les China National Petroleum Corporation, Sinopec, Sinochem, China National Offshore Oil Corporation dans l’énergie, les TCL, Haier, Changhong dans l’électronique grand public, les Huawei, ZTN dans les télécommunications, les Baogang, Shougang dans l’acier, et SAIC, Dongfeng, FAW dans l’automobile sont toutes des firmes contrôlées par l’Etat.

Deuxième trait distinctif : elles ont bâti leur empire sur le marché domestique, à l’abri d’une politique protectionniste menée par l’Etat chinois. Contrairement à ce que le volume important des investissements directs étrangers (IDE) en Chine pouvait laisser penser au milieu des années 1990, les autorités chinoises ont fait en sorte de cantonner les IDE à la réexportation, empêchant ainsi un choc frontal avec les entreprises chinoises sur le marché domestique. Les autorités autorisaient les IDE dans quelques secteurs comme l’automobile, ou les télécommunications où la technologie chinoise faisait défaut, mais l’implantation étrangère devait se faire par le biais d’une joint-venture où la part des capitaux chinois restait majoritaire. Les firmes chinoises ont donc d’abord pris racine sur leur marché intérieur.

Troisième trait qui les différencie du modèle Mittal, mais également des firmes indiennes : le poids de l’héritage socialiste et de l’économie planifiée. Jusqu’à une période très récente, il était impossible pour les firmes chinoises de se lancer dans un processus d’internationalisation, en raison du contrôle des changes. Le système socialiste avait compartimenté les responsabilités en matière de commerce extérieur qui était confié à des sociétés d’Etat d’import-export. Les grands groupes pouvaient exporter, mais il aurait été quasiment impossible pour un citoyen chinois (à l’exception de Hong Kong ou de Taiwan) de monter un empire comme Mittal à l’étranger en dehors des règles fixées par l’Etat. L’héritage socialiste a également très largement influencé l’évolution stratégique des firmes chinoises, surtout quant on les compare aux firmes indiennes. L’économie planifiée ne permettait pas le développement de firmes de type congloméral. Chaque firme se voyait assigner la production d’un bien ou d’un service particulier. Les firmes sont donc restées jusqu’à une période très récente des firmes mono produit, et demeurent aujourd’hui dans leur grande majorité mono secteur malgré un effort de diversification. Cela tranche avec les firmes indiennes qui suivent un itinéraire stratégique opposé. Le système des licences imposé par l’Etat indien au lendemain de l’indépendance jusque dans les années 1980 poussait les grandes firmes du secteur privé à se diversifier en fonction des licences qu’elles obtenaient de l’administration des différents Etats de l’Union Indienne. Des firmes comme Tata avaient un portefeuille d’activité totalement éclaté. Les années 1980 et surtout 1990 avec la fin du système des licences, ont poussé les firmes indiennes à se recentrer sur un nombre limité de métiers et de compétences.

Enfin, la dernière caractéristique qui différencie les groupes chinois des groupes indiens réside dans l’efficacité du système de gouvernance et en particulier du contrôle sur l’utilisation des ressources financières. Les financements ne manquent pas, on assiste même à une abondance des liquidités, mais le système de gouvernance dans les entreprises chinoises est loin d’être aussi efficace que dans les firmes indiennes. L’absence de transparence financière est un problème endémique à tous les groupes chinois. Chaque grande campagne d’audit mené par l’Etat central révèle des falsifications des comptes de grande ampleur et les double, voire triple comptabilités sont monnaie courante dans les entreprises publiques chinoises. Malgré une avalanche de lois et de règlements sur le contrôle des opérations boursières, l’opacité règne sur les comptes de ces grandes entreprises publiques cotées en bourse. Les bourses de Shanghai et de Shenzhen ont connu des scandales financiers à répétition depuis leur création. Signe du faible impact de la bourse sur la gestion des entreprises, on note une corrélation entre les cours boursiers et les résultats financiers des entreprises parmi les plus faibles des places boursières de la planète. Quand ils recherchent une cotation à l’étranger, les groupes chinois ont d’ailleurs tendance à privilégier Hongkong par rapport à New York ou Londres où depuis les scandales d’Enron, de Worldcom ou de Parmalat, les exigences et les contrôles à l’égard des firmes sont devenus beaucoup plus sévères.

Le système bancaire chinois est également loin d’être aussi efficace que son homologue indien. L’importance des créances douteuses dans le secteur bancaire chinois (supérieur à 20% du montant total des encours) indique une faible efficacité dans l’affectation des crédits bancaires et ce malgré des réformes importantes menées dans les grandes banques d’Etat depuis 1998. En matière de gouvernement des entreprises, bien que toutes les institutions formelles, comme les conseils d’administration, conseils de surveillance, assemblées d’actionnaires, directeurs externes, aient été mis en place, elles sont loin de remplir leur fonction de contrôle, de contre-pouvoir, et de guidage des décisions des directeurs des entreprises. La liberté de la presse, la faible efficacité du système juridique font également très largement défaut dans les mécanismes externes de gouvernement des entreprises. L’internationalisation des groupes chinois intervient également dans un contexte monétaire très particulier. Le gouvernement chinois tente depuis trois ans de réduire la pression à la réévaluation du yuan. Le gouvernement chinois doit pour cela faire sortir des devises du territoire national. Les achats de bons du trésor américains sont un placement privilégié, mais les autorités ont également décidé de consacrer une partie de leur trésor de guerre, près 800 milliards de dollars de réserves en devises, pour aider via des crédits bancaires et des subventions les grands groupes d’Etat dans leur internationalisation. Cette culture du financement gratuit et la faiblesse des mécanismes dans la gouvernance des groupes publics chinois laissent ainsi augurer une multiplication des opérations d’acquisitions à l’étranger des groupes chinois, mais aussi quelques beaux échecs à l’image des entreprises japonaises de la fin des années 1980.

Même si les groupes indiens et chinois sont entrés dans une phase très active d’internationalisation, et qu’ils partagent à ce titre plusieurs options stratégiques (élargissement de leur part de marché, présence sur les marchés des pays en développement, recherche de compétences technologiques), les caractéristiques internes et historiques de leur économie semblent encore façonner leur mode d’insertion sur la scène mondiale.