Iran : comment éviter d'avoir à choisir entre la bombe et les bombardements edit

28 septembre 2007

Alors que la tension monte sur l’Iran il est difficile de se faire une idée tout à fait sûre de la situation, comme de se départir d’une certaine gêne due à un sentiment constant de possible manipulation.

Ce qui est établi c’est la volonté de l'Iran de mener son programme nucléaire au-delà de ce que lui autorise le Traité de non prolifération qu’il a signé dès l’origine en 1968 et la volonté des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’en empêcher. Mais sur l’état exact du programme, ses motivations réelles, ses conséquences possibles, l’effet des sanctions, la faisabilité militaire des frappes éventuelles, leur effet, les représailles, les avis divergent du tout au tout. Quelques experts ou historiens ont beau rappeler que la sécurité nationale de l’Iran a été mise en péril à plusieurs reprises depuis cinquante ans ; que c’est le Shah d’Iran qui avait engagé ce programme nucléaire pour des raisons nationales sans que cela trouble beaucoup, à l’époque, les Occidentaux ou les Israéliens ; que Khomeiny l’avait au contraire interrompu ; que l’Iran des Mollahs ne l’a repris qu’après avoir été agressé à l’arme chimique par l’Irak, que les opposants iraniens en exil n’y sont pas hostiles et que l’Iran ferait de l’arme nucléaire, comme les autres, un usage dissuasif, la majorité des commentateurs, comme la majorité de l’opinion, surtout d’ailleurs aux États-Unis et en France, reliant ce programme nucléaire, le régime islamiste et les menaces du président actuel contre l’existence d’Israël, juge intolérable l’usage possible de la bombe et donc inacceptable ce programme.

D'autres ne croient pas à l'usage, mais redoutent la prolifération. Ils sont rejoints par tous ceux qui pensent que le Traité est fait pour être respecté et que, de toute façon, avec ce régime, on ne peut prendre aucun risque. Ceux qui pensent que l’Iran aura la bombe et qu’il ne se passera rien du fait de la dissuasion (l’ancien président Chirac l’avait dit dans un « off » non respecté) ne prennent pas le risque de s’exprimer.

Dans certains milieux israéliens, américains – chez les néoconservateurs, et autour du vice-président Cheney –, en France et, avec discrétion, autour de quelques dirigeants arabes sunnites, on s'alarme, de plus en plus bruyamment, des progrès iraniens (les centrifugeuses). Les risques collatéraux d’une éventuelle frappe américaine contre des cibles iraniennes sont minimisés, comme ceux des éventuelles représailles iraniennes. Ce groupe pense que le président Bush peut – et doit – décider des frappes (tirs de missiles sur un nombre plus ou moins grand, de cibles nucléaires et militaires) avant l’élection de son successeur en novembre 2008. Les « faucons » néoconservateurs prétendent que c'est la condition nécessaire pour reprendre la main en Irak. La presse américaine fait état de préparatifs militaires et même de possibles provocations qui permettraient aux États-Unis de « riposter » légitimement dans un scénario comparable à celui du Golfe du Tonkin en 1965.

Dans ce contexte, la phrase du président Sarkozy, le 27 août 2007 devant les ambassadeurs, est  difficilement contestable : « échapper à une alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran ». Justement, comment y échapper ?

La politique suivie jusqu’ici dans ce but par les cinq membres permanents du conseil de sécurité et par l’Allemagne (la France, la Grande-Bretagne, et l’Allemagne ont tenté ensemble de convaincre l’Iran d’arrêter son programme à usage militaire d’enrichissement) est de faire peser sur les dirigeants et l’économie iranienne des sanctions de plus en plus asphyxiantes s’ajoutant aux sanctions et embargos unilatéraux décrétés par les États-Unis contre l’Iran après 1979. Cette politique n’ayant pas eu d’effets suffisants jusqu’ici, des sanctions renforcées sont envisagées. Mais les Russes et les Chinois traînent les pieds. Les États-Unis et la France envisagent donc de nouvelles sanctions en dehors même du conseil de sécurité. Comme cela serait pour la diplomatie française, qui a condamné depuis des décennies « l’unilatéralisme », au nom du multilatéralisme, le cas du Kosovo étant ambigu, un revirement doctrinal et politique considérable et lourd de conséquences, la France essaie de convaincre les 26 autres Européens d’adopter cette ligne. Mais elle se heurte à de sérieuses réticences, y compris au sein du gouvernement allemand.

Si la crise s'intensifie, quel serait le scénario possible de l’escalade ?
1. Une nouvelle résolution du conseil de sécurité comportant de nouvelles sanctions.
2. Des sanctions supplémentaires mises en œuvre sans nouvelle résolution du Conseil par les États-Unis et quelques pays européens. 
3. Éventuellement des frappes militaires américaines et/ou israéliennes qui auraient lieu par définition sans mandat de l’ONU, d'ici à octobre 2008 et qui ne seraient pas condamnées, voire seraient approuvées par certains alliées (dont la France ?).
4. En revanche, une participation extérieure, britannique ou française, est exclue.
Les États-Unis et les Israéliens n’en ont pas besoin et ne le souhaitent pas. 
Même François Heisbourg à l’issue d’une analyse lumineuse, mais qui conclut qu’à tout prendre, mieux vaut des frappes limitées que la prolifération nucléaire régionale, ne l’envisage pas.
Inutile de spéculer au-delà, car il y a trop d’inconnues.

Dans ces scénarios et dans les commentaires, la politique américaine actuelle est prise pour une donnée intangible. Pourquoi renonce-t-on à obtenir un changement de la politique américaine sur l'Iran ? Peut être parce que le monde a intériorisé à la fois l’obstination du président Bush et celle du régime iranien et que les provocations du populiste Ahmadinedjad révoltent les Occidentaux. De ce fait, peu d’analystes se demandent si une autre politique américaine est encore possible. Il y a moins d’un an, James Baker et Lee Hamilton remettaient au président Bush, à sa demande, un rapport sur l’Irak courageux et intelligent. Rapport écarté car il préconisait le contraire exact de la politique de Bush au Moyen Orient, mais dont Mme Rice semble s’inspirer par morceau, et sans le dire, dans l’espoir de limiter le fiasco de l’administration Bush et de redorer son propre blason. Messieurs Baker et Hamilton préconisaient l’engagement d’un « dialogue constructif » avec l’Iran, (et avec la Syrie) à propos de l’Irak. Je crois que cette idée peut encore être reprise et élargie.

Le constat est le suivant : le refus américain de dialogue avec la République islamique, et la politique de « regime change » favorise les courants les plus extrémistes. Ils leur permettent d’attiser un sentiment d’encerclement et d’exploiter à leur profit le  ressentiment et le nationalisme iranien, et de marginaliser les réalistes.

Les États-Unis pourraient essayer de retourner cette situation comme Kissinger et Nixon avaient osé le faire en 1972 avec la Chine de Mao. Il faudrait pour cela qu’ils acceptent de renoncer à renverser le régime et, sans abandonner au préalable les sanctions, et tout en continuant d’exiger d’eux qu’ils respectent le TNP qu’ils ont signé, d’ouvrir un dialogue général avec les Iraniens : sécurité de l’Iran, Irak, Afghanistan, sanctions, échanges économiques, énergie etc. Beaucoup de spécialistes de l’Iran, beaucoup de responsables politiques, y compris américains (anciens secrétaires d’Etat, sénateurs, analystes), pensent qu’une telle ouverture stratégique modifierait en profondeur les rapports de force politique à Téhéran, au profit des nationalistes réalistes capables de mettre en balance les avantages théoriques de la possession de l’arme nucléaire par l'Iran et ses immenses risques. Une occasion a été perdue en 2003 quand l’administration Bush n’a pas donné suite aux offres de Khatami et de Kharrazi. Cela peut paraître trop tard. Est-ce une raison pour ne rien tenter ? Plutôt que de s’inscrire dans une fatalité, la France et les Européens devraient essayer de convaincre les États-Unis de tenter cette audacieuse stratégie de mouvement.