Y a-t-il un effet du climat sur la croissance ? edit

17 juin 2009

Les décideurs perçoivent aisément les coûts économiques des politiques visant à infléchir les évolutions climatiques, mais il est plus difficile de mesurer ce qu’il en coûterait de ne pas les adopter. Pour instruire ce débat, différentes approches ont tenté jusqu’ici d’évaluer les effets du climat sur la performance économique. Le sujet est extrêmement complexe et pose de réels problèmes de méthode. Mais les résultats d’une étude récente ont permis une percée sur cette question.

Revenons d’abord brièvement sur les principales approches utilisées jusqu’ici. Une première façon d’aborder cette question considère la relation historique entre le climat des différents pays et leur performance économique. L’idée que les pays chauds auraient tendance à être plus pauvres apparaît dès le XIVe siècle chez le géographe arabe Ibn Khaldun, avant de trouver sa formulation la plus connue chez Montesquieu qui observait dans L’Esprit des lois qu'un « excès de chaleur » rend les hommes « paresseux et découragés ». Sans s’aventurer à en tirer les mêmes conclusions, les données plus récentes réunies par Nordhaus (2006) semblent confirmer l’existence d’une corrélation négative entre la température et l’économie. En opérant une coupe transversale du monde actuel, nous constatons aussi que le revenu national par habitant chute en moyenne de 8,5% par degré Celsius supplémentaire. Mais peut-on en tirer des conclusions pour calculer l’impact du réchauffement climatique sur le niveau de vie futur ? Ce serait exagéré. Même si la magnitude de cette corrélation peut sembler impressionnante, l’époque contemporaine a vu des pays très chauds parvenir à la prospérité : il faut faire la part d’autres facteurs tout aussi décisifs, comme par exemple les institutions et les changements politiques.

Une deuxième façon d’aborder la question, plus convaincante, consiste à repérer différents impacts économiques quantifiables et à les agréger pour évaluer leur effet net sur le revenu national (voir par exemple Mendelsohn et al. 2000, Nordhaus et Boyer 2000, Tol 2002). Cette approche domine aujourd’hui la littérature académique et elle forme la base de la plupart des recommandations sur les émissions de gaz à effet de serre, par exemple. Sans contester son utilité, on ne doit pourtant pas se dissimuler les défis auxquels cette approche est confrontée. Les mécanismes par lesquels le climat peut influencer les évolutions économiques sont nombreux et potentiellement énormes ; même si l’on pouvait identifier chaque mécanisme et comprendre parfaitement son fonctionnement, il faudrait encore préciser les interactions réciproques et la façon dont l’ensemble s’agrège au niveau macroéconomique. La littérature spécialisée suggère un large tableau d'effets potentiels, de l’influence sur la productivité agricole à l’impact sur la mortalité, en passant par des champs encore plus difficiles à appréhender comme la performance cognitive, la criminalité, l'agitation sociale… Il va sans dire que les modèles actuels n’embrassent que très imparfaitement ces sujets.

Dans un papier récent, “Climate Shocks and Economic Growth: Evidence from the Last Half Century” (Dell, Jones, and Olken 2008), nous adoptons une troisième approche qui permet, croyons-nous, de faire avancer le débat. En utilisant des données mondiales sur les 50 dernières années, nous travaillons sur les fluctuations historiques de la température et des précipitations dans chaque pays, en tentant de les isoler des autres effets. Cela peut aider à préciser les effets spécifiques du climat sur le revenu national. Cette méthode a ses défauts elle aussi, mais elle permet d’éviter de comparer des choux et des carottes. En examinant directement les effets agrégés, elle évite aussi de construire un modèle sur des hypothèses trop incertaines : quels mécanismes inclure, comment fonctionnent-ils, comment interagissent-ils, comment les agréger…

Notre travail met en évidence trois résultats significatifs.

Tout d’abord, plus les températures s’élèvent, plus grands sont les effets négatifs sur la croissance économique – mais seulement dans les pays pauvres. Dans ceux-ci, nous estimons qu'une augmentation de température de 1°C, une année donnée, a réduit la croissance économique d’environ 1,1 point. Dans les pays riches en revanche, les changements de température n'ont pas eu d'effet perceptible sur la croissance. Quand nous examinons l'impact des changements de température qui durent une décennie ou davantage, et non plus les fluctuations d’une année sur l’autre, nous obtenons des résultats très similaires. En revanche les changements dans les précipitations n'ont eu d'effets substantiels sur la production collective ni dans les pays pauvres, ni dans les pays riches.

Deuxième résultat, et en considérant donc les pays pauvres, on peut distinguer deux effets potentiels de la température sur l'activité économique. La température peut influencer le niveau de production, par exemple en affectant des rendements agricoles ; ou elle peut influencer la capacité de l'économie à croître, par exemple en affectant les investissements ou les institutions qui influencent la croissance de la productivité. La différence entre ces deux types d'effets apparaît quand on observe les changements permanents de la température : une augmentation durable de 1°C réduit-elle le PIB par habitant de 1,1 point, ou réduit-elle le taux de croissance annuel de 1,1 point ? Nos résultats montrent que ce n’est pas simplement le niveau de production des pays pauvres qui est affecté par une hausse durable de la température, mais bien leur taux de croissance. L’impact de la température est donc considérable, ou en tout cas il l’a été sur les cinquante dernières années.

Il peut être utile alors de préciser le diagnostic, afin de comprendre, dans un contexte qui n’est plus le même aujourd’hui qu’il y a cinquante ou même vingt ans, quelles sont précisément les dimensions de l’économie affectées par une hausse de la température. Or elles sont nombreuses, et ne se limitent pas à la production agricole. Nous trouvons des effets défavorables sur la production industrielle et sur l'investissement collectif. Il s’avère aussi que la production scientifique des pays pauvres est plus faible les années chaudes, ce qui suggère un impact sur l'activité d’innovation. Les plus hautes températures semblent aussi avoir un effet sur l'instabilité politique, comme l’attestent les changements des dirigeants nationaux. Beaucoup de ces effets ne se situent pas directement dans l’activité agricole, qui reste l’objet privilégié de la littérature académique sur le changement climatique. On peut bien sûr voir se dessiner des liens, mais cette diversité d’effets souligne les limites de modèles construits sur des chaînes trop étroites. Les corrélations très diverses que nous mettons en évidence suggèrent en tout cas que ce n’est pas simplement la production, mais bien le dynamisme économique des pays pauvres qui peut être affecté par une hausse des températures.

Dans la mesure où les réponses futures au changement climatique seront similaires aux réponses historiques, nos conclusions peuvent aider à quantifier les impacts potentiels de ce changement. Même en supposant que les pays s’adaptent entièrement, en une seule une décennie, aux changements de température, si la réponse future suit le modèle historique mis en évidence par nos travaux, les effets d’un changement climatique pour les pays pauvres seraient substantiellement plus négatifs que ceux suggérés par les modèles existants. Par exemple, nos estimations impliquent que le changement climatique global (tel qu’il est estimé aujourd’hui par la communauté scientifique) abaisserait le taux de croissance du pays pauvre médian de 0,6 points chaque an jusqu'en 2099. Ce pays pauvre médian serait alors d’environ 40% en 2099 qu’il ne l’aurait été sans changement climatique. Cet effet est considérable, et puisque nous ne trouvons pas d'effet sur les pays riches, on peut en déduire qu’un changement du climat peut élargir substantiellement les écarts de revenu entre pays riches et pays pauvres.

Bien sûr, nos résultats restent fondés sur des séries historiques, et on ne peut affirmer avec certitude que les réponses historiques aux chocs de température permettent de prédire les réponses futures des économies. Mais il faut se rendre compte que si la différence entre riches et pauvres peut s’atténuer, elle peut aussi s’accroître. En particulier, des variations de température supérieures à celles enregistrées au cours des cinquante dernières années pourraient produire des effets non linéaires qui sortent de la gamme de nos estimations. Par ailleurs, si les effets quantitatifs restent évidemment discutables, les modèles qualitatifs que nous avons construits devraient rester valables : des effets plus grands dans les pays pauvres que dans les pays riches, un impact sur la croissance et pas seulement sur la production, et des impacts sur l'ensemble de l’activité économique et également sur la sphère politique.

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.