Risque de récession du 4e type, que faire? edit

1 juin 2022

Les signes avant-coureurs d’une récession mondiale se multiplient. Le PIB a baissé en début d’année aux États-Unis et en France, le commerce mondial s’effondre, les enquêtes de conjoncture se dégradent, et les marchés financiers ne relèvent la tête que pour mieux plonger ensuite. Comme l’éventualité d’une récession est apparue après une forte accélération de l’inflation, les moyens traditionnels de la politique économique, qui agissent sur la demande à court terme, font débat. D’autres outils ressortis des années 1970, comme le contrôle des prix, l’incitation à augmenter les salaires, ou la stimulation budgétaire sous sa forme «quoiqu’il en coûte», gagnent en popularité. Pour y voir plus clair, mieux vaut se demander d’abord à quel type de récession nous risquons d’avoir affaire.

Typologie de l’après-guerre: récessions de type 1 ou 2…

Beaucoup des récession survenues depuis la Seconde Guerre mondiale furent causées par une baisse de la demande, l’enchainement typique étant une surchauffe de l’économie, un endettement excessif du secteur privé, souvent lié à une bulle immobilière, ou une inflation devenue endémique, conduisant à un durcissement monétaire précisément destiné à ralentir la demande.

La récession européenne de 1993 est de ce type, le financement budgétaire de l’unification allemande ayant provoqué une forte surchauffe économique. La « grande récession » de 2008-2009 également, même si sa phase la plus aiguë fut aggravée par l’effondrement d’une partie du système financier. La récession qui frappa les pays industrialisés en 1975 relevait initialement de cette catégorie. Début 1973, le financement monétaire et budgétaire de la guerre du Vietnam avait conduit les économies industrialisées à la surchauffe. Les banques centrales, à commencer par la Réserve fédérale américaine, avaient déjà significativement relevé leurs taux directeurs lorsque l’OPEP décida d’un embargo pétrolier, la réduction de la production de pétrole et l’augmentation discrétionnaire de son prix causant une forte baisse d’activité économique. La récession de 1975 fut donc le résultat de la répression d’un excès de demande par la politique monétaire, suivie d’un choc d’offre, d’une ampleur telle que l’histoire n’a retenu que lui.

Pour simplifier, disons que l’histoire d’après-guerre, du moins jusqu’en 2020, est marquée par deux types de récessions, selon qu’elles trouvent leur origine dans un choc de demande (type 1), ou un choc d’offre (type 2).

… jusqu’à l’arrivée du type 3, à la suite de la pandémie

Les politiques sanitaires mises en œuvre pour contrer l’expansion de la pandémie de 2020 ont brouillé les cartes, provoquant une récession de type 1 et 2 à la fois. La fermeture de sites de production et de commerce dans tous les secteurs ainsi que le confinement imposé aux particuliers firent chuter en parallèle offre et demande. La récession, de type 1 et 2, fut décidée administrativement, les autorités jugeant que c’était un moindre prix à payer pour éviter la saturation des structures médicales et limiter les pertes de vies humaines. Les politiques budgétaires d’accompagnement, que pratiquement tous les pays industrialisés adoptèrent à des intensités et sous des modalités diverses, sous forme de compensation des revenus des salariés et de soutien à la trésorerie des entreprises, rendent ce troisième type de récession encore plus particulier : ni l’offre ni la demande n’ont été sérieusement entamées potentiellement, comme l’ont montré les vives reprises de la production et de la consommation aussitôt les restrictions levées. Comme l’OMS prévenait depuis longtemps qu’une pandémie se produirait un jour ou l’autre et avertit que d’autres se produiront, baptisons ce type d’événement récession du troisième type.

Les signaux avertissant d’une possible récession se multiplient

Depuis l’invasion de l’Ukraine, la conjoncture mondiale se dégrade. C’est évident pour les économies en guerre. L’Ukraine est dévastée par les bombardements, les migrations forcées et le blocage des exportations par la mer Noire. Pour la Russie, la remontée spectaculaire du rouble, résultat d’un bras de fer avec les acheteurs d’hydrocarbures pour l’instant en faveur des producteurs, ne doit pas faire illusion. L’économie domestique est profondément déstabilisée par les sanctions économiques et financières – le FMI prévoit une contraction de 8,5% en 2022, mais l’effondrement des importations suggère que le résultat pourrait être pire.

À l’échelle mondiale, les échanges commerciaux ont commencé à se contracter dès le mois de mars selon les estimations du CPB hollandais, et les carnets de commande à l’exportation des principaux exportateurs, Allemagne, Chine et États-Unis ont piqué du nez depuis, suggérant une forte contraction des échanges. Plus généralement, les anticipations des industriels révélées par les enquêtes de conjoncture ont été fortement revues à la baisse depuis trois mois. L’enquête mensuelle de l’institut allemand Ifo montre que dans tous les secteurs, les perspectives à six mois ont chuté à plus de deux écarts-types en dessous de la moyenne de long terme. Dans ces conditions, le commentaire de l’institut, « il n’y a pas de signe de récession en Allemagne », sonne un peu langue de bois.

L’indicateur conjoncturel le plus révélateur a été construit par les statisticiens de la Réserve fédérale de New-York. Agrégeant de multiples indicateurs quantitatifs, il mesure qualitativement l’ampleur des contraintes qui pèsent sur les chaines de production mondiales, en clair les facteurs qui empêchent de produire plus. Cet indicateur avait bondi dès les premiers confinements sanitaires, avant de retomber à sa moyenne historique fin 2020. Depuis, il a littéralement explosé, séjournant entre trois et quatre écarts-types au-dessus de sa moyenne de long terme, ce qui ne s’était encore jamais produit.

Un choc d’offre traditionnel? Pas tout à fait

Le diagnostic paraît clair : l’économie mondiale fait face à un choc d’offre de grande ampleur, causé par la persistance des goulots de production, la politique chinoise de confinement dur et, bien sûr, la guerre en Ukraine, avec la baisse des exportations de matières premières industrielles et agricoles, mais aussi une demande de gaz naturel liquéfié dépassant largement les capacités mondiales de transport et de livraison. Comme lors des chocs d’offre de 1974 et de 1979, l’impact négatif sur la production s’accompagne d’une forte hausse de l’inflation, l’équilibre offre-demande ne pouvant se faire qu’à un niveau plus élevé, ce qui justifie de parler d’une situation stagflationniste. Mais deux particularités s’ajoutent au choc d’offre causé par la guerre.

En premier lieu, la dynamique inflationniste, qui avait commencé à se faire jour aux États-Unis avant même la crise du Covid sous la forme d’une accélération progressive du coût du travail, s’est diffusée dans tous les secteurs et pratiquement tous les pays. À nouveau, les enquêtes de conjoncture auprès des entreprises révèlent une situation sans précédent. Par exemple, 55% des industriels interrogés en mai par l’Insee indiquent que leurs prix vont augmenter, un niveau qui se situe cinq écarts-types au-dessus de la moyenne de long terme, les précédents pics de 1992 et 2008 (qui précédèrent de peu de sévères récessions) n’ayant culminé qu’à deux écarts-types. Une enquête similaire de l’Ifo en Allemagne montre un ratio encore plus élevé, à 58%.

L’inflation est certes un phénomène complexe, qui a souvent défié les modèles des économistes, mais une chose ne fait pas débat : il s’agit des prix que payent les consommateurs et que chargent les producteurs. Et ces derniers ne peuvent être plus clairs : l’inflation va se poursuivre, voire accélérer. Sans qu’on puisse aller jusqu’à parler d’un régime d’inflation – les anticipations de long terme déduites des marchés financiers restent stables – la dynamique en cours va au-delà de l’effet à court terme d’une flambée des prix énergétiques.

On le reconnaît d’ailleurs des deux côtés de l’Atlantique. Présentant son tout récent livre 21st Century Monetary Policy à un séminaire de la Brookings Institution, l’ancien président de la Réserve fédérale Ben Bernanke faisait remarquer que « la pandémie a provoqué un choc d’offre plus important et plus persistant que ce que le FOMC[1] anticipait, menaçant de faire dériver les anticipations d’inflation ». Alors que la doctrine monétaire recommande de faire le dos rond tant que les anticipations d’inflation ne dérapent pas, Bernanke reconnaissait que la Fed avait été trop lente à réagir, précisément parce que la dynamique inflationniste était déjà avancée. De son côté, Isabel Schnabel, membre du Directoire de la BCE, a procédé à une analyse fine de l’inflation dans la zone euro dans une intervention récente, montrant que la situation y diffère moins de celle des États-Unis qu’on pourrait le penser à comparer seulement les taux de chômage. D’abord parce que l’inflation locale comporte une composante mondiale dominante, comme l’avaient bien montré Matteo Cicarelli et Benoît Mojon. Ensuite, parce que la consommation non satisfaite lors des restrictions sanitaires donne aux entreprises une certaine liberté d’augmenter leurs prix, sachant qu’elles peuvent compter sur cette demande latente mais solvable.

Les remarques d’Isabel Schnabel mettent l’accent sur la deuxième particularité du choc d’offre que nous vivons. Il survient alors que les contre-mesures budgétaires mises en œuvre lors de la crise sanitaire ont abouti à la constitution d’une épargne excédentaire de taille exceptionnelle. Prenons à nouveau le cas de la France : selon les comptes trimestriels de l’Insee, le taux d’épargne fin mars 2022 était de 16,7% du revenu disponible brut alors que sa moyenne des cinq ans qui précédèrent la crise Covid était de 14,3%. Au cours de 2020 et 2021, le flux cumulé d’épargne financière (excluant donc l’épargne affectée à l’acquisition de logements) a atteint 168 Mds d’euros. Si les ménages français avaient épargné au même rythme qu’au cours des cinq années pré-Covid, ils n’auraient accumulé que 38 Mds. Dit autrement, l’excès d’épargne à la fin de 2021 était de l’ordre de 130Mds, soit 8% du revenu disponible brut annuel. Et il s’agit probablement d’une estimation conservatrice : les comptes financiers de la Banque de France, qui incluent les institutions à but non lucratif dans la catégorie « ménages », indiquent une augmentation des placements financiers en numéraires et dépôts de 281Mds sur la période 2020-2021. Un tel excès d’épargne, prêt à être dépensé en consommation ou investi dans le logement, s’observe dans la plupart des pays industrialisés, même si le cas français en est un exemple extrême.

Dans une récession du 4e type, stimuler la demande aveuglément risque de la réduire

Résumons. Une succession de chocs d’offre de grande ampleur, une inflation forte et plus persistante qu’on ne le pensait il y a un an, combinées à un excès d’épargne prêt à financer une consommation frustrée par les politiques sanitaires passées, voilà un cocktail si particulier qu’on ne saurait le ranger dans les catégories un, deux ou trois. Si récession il y avait, comme Alex Domash et Larry Summers le prédisent pour les Etats-Unis, elle mériterait d’être cataloguée « 4e type ».

La conséquence du cadre macroéconomique de ce type de récession – offre contrainte et demande soutenue par un excès d’épargne – est qu’une politique de stimulation de la demande en général risque d’aggraver la récession plutôt que de l’amortir.

Stimuler la demande par des transferts budgétaires aux ménages ou une augmentation générale des salaires, lorsque l’offre ne peut pas augmenter à due concurrence, ne peut avoir d’autre résultat que d’augmenter les prix, sans augmenter significativement la production et l’emploi. Or nous sommes proches de cette situation : 42% des entreprises industrielles françaises interrogées par l’Insee en avril disaient tourner à pleine capacité, une proportion jamais enregistrée depuis que l’enquête de conjoncture trimestrielle existe.

Les entreprises et les distributeurs constatant que la demande excède l’offre hésiteraient d’autant moins à augmenter leurs prix que leurs propres coûts, salariaux et intrants, augmentent. Et, comme Isabel Schnabel le faisait remarquer, celles qui craindraient de perdre des clients noteraient que leurs concurrentes plus agressives n’en perdent pas, en raison de l’excès d’épargne des ménages.

La seule conséquence d’une stimulation budgétaire tous azimuts est alors de réduire le pouvoir d’achat des ménages, précisément l’opposé du but recherché. Pour les ménages à bas revenus, qui ont peu accumulé d’épargne durant la période Covid, un moindre revenu réel implique une baisse de la consommation. Pour ceux qui disposent d’un matelas financier suffisant, la baisse de revenu réel supplémentaire le réduira plus rapidement que si l’on n’avait pas stimulé. Dans les deux cas, le risque de récession augmente.

Parmi les autres mesures proposées, celles de contrôler les prix ont une longue histoire, du code d’Hammurabi il y a 4000 ans au gel des prix et salaires de Nixon en 1971. Cela ne les empêche pas d’être illusoires.

L’augmentation des prix de l’énergie ou de l’alimentation provient d’une réduction de l’offre. La demande ne peut donc que baisser. L’augmentation des prix, c’est à dire la régulation par le marché, a précisément cet effet. Si on la refuse en mettant en place un contrôle des prix, il faut alors décider simultanément d’une politique de rationnement, comme dans l’immédiat après-guerre, où tout manquait. Curieusement, les promoteurs d’une politique de contrôle des prix ne parlent pas de cartes de rationnement.

Mais alors, que faire?

Est-ce à dire qu’on ne peut rien faire ? Certainement pas. Tout d’abord, le raisonnement macro-économique agrégé ignore la disparité des situations financières. Les ménages à bas revenu sont doublement touchés par le choc d’offre. L’énergie et l’alimentation ont en effet un poids plus important dans leur consommation que pour les ménages plus aisés. Pour eux, la baisse de pouvoir d’achat est donc plus importante. De plus, ne disposant pas d’une épargne suffisante, le choc se traduit immédiatement par une réduction de la consommation, avec un risque accru pour les familles en situation de surendettement (familles monoparentales en particulier).

Les mesures ciblées vers ces familles et vers leurs postes de consommation les plus touchés par l’inflation, énergie et alimentation, sont donc justifiées. Notons à ce sujet que les familles à bas revenu ne recoupent pas nécessairement celles où le chef de famille est payé au SMIC. Comme Gilbert Cette le faisait remarquer dans son article sur le pouvoir d’achat publié par Telos, le SMIC a augmenté de 5,8% sur un an, soit un point de plus que l’inflation.

Mais, puisqu’il s’agit d’un choc d’offre, les mesures les plus efficaces devraient viser à desserrer ces contraintes d’offre. C’est évidemment plus difficile que de recourir à la stimulation budgétaire, c’est-à-dire à l’endettement, ou que d’appeler à augmenter les salaires. De plus, les contraintes étant mondiales, les décisions nationales ont une portée limitée. Il est pourtant possible d’agir au niveau de l’Union européenne. Alors que la fourniture de combustibles fossiles par la Russie est fortement aléatoire, il est absurde de se priver d’électricité nucléaire, soit en fermant des centrales, comme l’Allemagne et la Belgique (avec des doutes grandissants concernant cette dernière), soit en excluant de la taxonomie « verte » les investissements dans cette source d’énergie décarbonée. L’annonce par le Premier ministre japonais Kishida de redémarrer les centrales à l’arrêt depuis l’accident de Fukushima-Daiichi est une réponse rationnelle au choc d’offre.

Il est également possible d’agir au niveau national, en encourageant les économies d’énergie et les investissements visant à l’efficacité énergétique. Pour éviter les effets d’aubaine et les gaspillages, une politique d’offre d’énergie devrait s’articuler autour d’une trajectoire indicative du prix du carbone, parfois qualifiée de « tutélaire », de façon à permettre aux entreprises d’arbitrer entre les différentes technologies d’économie d’énergie et de décarbonation. L’interdiction radicale (ni recherche, ni prospection) imposée sur l’extraction de gaz par les technologies de fracturation hydraulique est-elle justifiée, si l’on veut se passer du gaz russe ? La question mérite au moins d’être posée.

Enfin, puisque les contraintes mondiales touchent également le secteur alimentaire, il serait bon d’y réfléchir à deux fois avant de mettre en œuvre des politiques dont l’effet serait de réduire la productivité agricole, puisque l’option d’étendre la superficie agricole est exclue.

Opter pour des politiques de l’offre visant à amortir le choc d’offre qui menace de provoquer une récession suppose de s’interroger sur la pertinence de certains tabous. Ce ne serait pas le moindre mérite de cette approche.

[1]. FOMC : Federal Open Market Committee, un organe de la Réserve fédérale chargé du contrôle de toutes les opérations d'échanges de bons du Trésor et autres titres d’Etat aux États-Unis.