Tous les chemins mènent à Rome... edit

8 juin 2007

La question n'est plus de savoir si l'Imam Abou Omar propageait un islamisme radical en Italie du Nord. Car le procès qui s'ouvre à Milan n'est plus le sien ; c'est le nôtre. Celui de notre capacité à renforcer, mais aussi à mieux contrôler nos services de renseignements.

Les services italiens le surveillaient de près lorsqu’il fut enlevé à Milan le 17 juin 2003. Très vite, on apprit son transfert en Egypte. Suivirent quatre années d’interrogatoires. Et de torture, probablement – pourquoi sinon l’y aurait-on livré ? La « restitution extraordinaire », ce transfert secret de suspects de terrorisme vers des Etats tiers pour qu’ils y soient interrogés et torturés, se résuma alors dans la communauté des juristes à ce seul nom : Abou Omar.

Le temps a charrié son lot de preuves : la CIA ne conteste plus son implication massive ; le Consul américain à Milan a participé aux premiers interrogatoires et des membres du service des renseignements militaires italiens ont prêté leur concours. Et pourtant, depuis les démentis officiels jusqu’aux refus d’extradition et une ultime requête devant la Cour constitutionnelle italienne, rien n’aura été épargné pour cacher cette opération aux citoyens. La ténacité du juge Spataro l’a finalement emporté et demain matin ce beau monde sera jugé..

La France ne s’est pas sentie concernée par ce procès. A la fois parce que les Américains ont depuis le début capté l’attention par la radicalité de leurs excès et par la capacité de la Cour suprême à redonner malgré tout certains droits constitutionnels aux « ennemis combattants » (affaires Hamdi et Rasul du 28 juin 2004). Comme s’ils rentraient dans l’ordre. Mais aussi parce que la France s’est laissé baigner d’aise d’avoir d’emblée fait le bon choix en matière terroriste. Celui de la fermeté comme en témoignent les nombreuses détentions préventives ou encore le rehaussement des peines dans l’affaire des filières tchétchènes, le 22 mai dernier. Mais toujours celui d’inscrire cette fermeté dans le cadre de la loi, du pragmatisme et d’un grand professionnalisme des agents de l’Etat. Ce fut notre force.

L’Affaire Omar remet pourtant en cause justement ces deux hypothèses. Les Etats-Unis envoient plutôt des signaux inquiétants. L’exécutif y justifie encore l’utilisation de « sites noirs » et de méthodes d’interrogation « alternatives ». Le Congrès, après avoir validé le Patriot Act, en a prorogé certaines clauses en décembre 2005 et a même récemment autorisé l’institution de commissions militaires dont on sait qu’elles dérogent aux Conventions de Genève. Quant à la Cour suprême, sur la durée, elle apparaît très en retrait : elle a indirectement autorisé les commissions militaires dans l’affaire Hamdan (29 juin 2006). Elle continue d’assumer une stratégie d’intervention minimale en refusant de se saisir des affaires Padilla II (3 avril 2006) et Boumédienne (le 2 avril dernier). Et qui s’attendrait à ce que l’attentat manqué sur l’aéroport JFK de New York ou une année de campagne électorale fasse retomber la pression de l’autre côté de l’Atlantique ? Certains pays européens sont déjà prêts à leur emboîter le pas comme le laissent penser les récentes déclarations de Gordon Brown.

Ensuite, la radicalisation américaine nous a bel et bien gangrené au plus profond de nos valeurs. Il y a un an, personne ne s’est senti concerné lorsque l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a dénoncé l’implication d’Etats européens dans les restitutions extraordinaires. C’était « l’autre Europe », la nouvelle, l’inexpérimentée comme la Pologne où l’enquête parlementaire, tenue à huis clos, avait échoué. Ou encore la Roumanie dont la commission de surveillance des services secrets ne fonctionnait même plus ! Or l’affaire Abou Omar montre que ce sont bien ces « vieux pays d’un vieux continent » selon le verbe inimitable du Quai d’Orsay qui ont participé à cette politique.

L’Italie, où l’implication des services de renseignement a été couverte par des pressions politiques et diplomatiques. Mais aussi l’Allemagne où il s’en est fallu de peu qu’aucune commission d’enquête sur les relations entre les autorités allemandes et la CIA ne voit le jour. Le Royaume-Uni où, après la révélation de l’implication du MI 5 dans l’arrestation d’Al Rawi, rentré il y a peu de Guantanamo, et de El Banna, aucune enquête publique n’a encore pu être ordonnée. La Suède où l’enquête préliminaire dans les affaires Agiza et Alzery a été close si tôt…

On connaît pourtant le prix de cette tolérance. Dans la seule dernière décennie : l’internement psychiatrique d’Al Masri, le suicide d’un des détenus de Guantanamo après cinq ans de détention ou encore l’insulte que l’Australien Hicks n’ait pu quitter Guantanamo qu’à la seule condition de plaider coupable, de soutenir qu’il n’avait « jamais été traité illégalement » et de ne pas contacter la presse pendant une année !

Radicalisation de la lutte d’un côté, jeux doubles de certaines autorités publiques européennes de l’autre : voilà pourquoi Abou Omar nous concerne. Bien sûr, la France continue de porter beau : les expulsions de Folembray sont oubliées. Le rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ne mentionne pas nos services. Le Livre blanc du gouvernement sur la sécurité intérieure face au terrorisme (mars 2006) promet même des améliorations futures d’un système déjà efficace.

Les difficultés portent sur nos services de renseignement. Ils doivent être au cœur de notre doctrine de sécurité nationale. L’ingénierie institutionnelle et juridique reste à trouver mais le principe est arrêté : ils doivent être mieux coordonnés, voire unifiés, et renforcés. Leurs divisions favorisaient un contrôle réciproque, celui-ci existera moins. Or l’implication des services de renseignements militaires italiens dans l’affaire Omar montre que ce renforcement des capacités appelle un renforcement des contrôles. Et pour tout dire, à en finir avec le culte bien français du secret.

Car en Italie, quelles qu’aient été les erreurs commises, les comportements déviants ont déjà donné lieu à des limogeages et la justice a pu se saisir de l’affaire, fût-ce in absentia. Au Canada, dans une affaire proche (Maher Arar), le gouvernement a reconnu ses erreurs, présenté ses excuses et fortement indemnisé la victime. Et en France ? Pour prendre l’exemple le plus récent, le 2 mai dernier, le juge Kross en est réduit, cinq ans après les faits, à réouvrir un procès pour obtenir un supplément d’enquête sur la visite d’agents de la DST à Guantanamo, ce qui n’est pourtant qu’un secret de polichinelle…

Au moment où une réorganisation de ses services de renseignements se profile et où s’ouvre ce qui est aussi le procès des renseignements italiens, comment la France pourrait-elle ne pas se sentir interpellée par l’éventualité de voir ceux-ci renforcés sans être davantage contrôlés ? Le Président s’était en particulier montré « favorable à ce que la représentation nationale exerce un droit de regard sur les services de renseignement » (le 24 décembre 2005), la volonté politique serait donc désormais là.

Le procès d’Abou Omar, c’est le nôtre : celui de notre insouciance à oublier les gardes fous. Que justice soit donc faite !