Les turbulences des marchés peuvent-elles faire dérailler la reprise ? edit

31 mai 2006

La forte baisse des marchés d’actions et la remontée des primes de risque posent trois questions : quelle est la cause du changement d’humeur dans les marchés ? Ces décodeurs collectifs d’information nous disent-ils sur l'économie réelle quelque chose que nous ne voyons pas ? Enfin et quelles qu'en soient les causes, les turbulences financières peuvent-elles compromettre la reprise ? La réponse à cette dernière question est à mes yeux négative – à moins d’une série, peu probable mais pas impossible, de graves erreurs de politique économique.

A la première question, mes conversations avec investisseurs et traders m’indiquent deux réponses. D’abord, les marchés financiers commencent à digérer le fait que la longue période de crédit facile qui commença au lendemain du 11 septembre 2001 s’est achevée avec la fin de huit années de déflation au Japon. C’est sans doute la raison principale de la décote des actifs les plus risqués comme les marchés émergents, les obligations à risque, ou certains métaux exotiques. En soi, ce mouvement est sain : l’allocation de l’épargne mondiale se trouvait biaisée par l’écrasement des primes de risques. En revanche, la seconde explication est plus inquiétante : la détermination à contenir l’inflation du nouveau président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, est mise en doute. Comme la Fed reste l’ancre du système financier international, sa perte de crédibilité, justifiée ou non (de mon point de vue, elle ne l’est pas), se serait transmise comme une onde de choc sur toutes les autres places. A l’inverse de la saine restauration des primes de risque, ce facteur de méfiance serait potentiellement dangereux pour l’économie réelle.

Mais ne faut-il pas faire la lecture opposée ? Ne serait-ce pas une faiblesse soudaine de l’économie réelle qui est à l’origine de la correction des marchés, plutôt qu’une obscure spéculation sur la personnalité du nouveau chairman ? Il faut bien reconnaître qu’après le fort rebond de l’économie US au premier trimestre, les indicateurs font moins bonne figure. Et si l’on pense que cette économie ne vivait qu’à crédit ces dernières années, le durcissement des conditions monétaires devrait bien avoir des conséquences, sur le secteur immobilier par exemple. En Europe, les enquêtes de conjoncture indiquent, sinon un point d’inflexion, du moins la fin d’une période d’accélération. Cela étant, les fondamentaux de l’economie US restent solides et la consommation y est tirée par une robuste croissance du revenu, pas par la baisse de l’épargne. En Europe, la reprise de la demande intérieure allemande se confirme, ce qui est bien la meilleure nouvelle qu’on ait entendu depuis longtemps. Enfin, le commerce mondial ne fléchit pas, à en juger par les flux asiatiques. Il semble donc que, si les mouvements des marchés expriment un changement venu de la sphère réelle, il s’agit plutôt d’une stabilisation de la croissance que d’un point de retournement.

Cela nous amène à la troisième question : les turbulences financières pourraient-elles compromettre la reprise européenne ? Probablement pas : l’effet positif de l’appréciation des actions continue à l’emporter, et la montée des taux d’intérêt reste trop limitée pour être une menace.

Commençons par les actions. L’indice Eurostoxx large a baissé de 9% depuis son pic du 5 mai, avant de reprendre quelques points ; mais il est toujours 30% plus élevé qu’il y a un an, si l’on mesure les écarts sur des moyennes mensuelles, et 40% plus haut qu’en janvier 2004. Les études empiriques ne rejettent pas l’hypothèse d’un effet de richesse, mais le tiennent pour modeste et affectant la demande réelle à moyen terme. Par conséquent, si le prix des actions a vraiment un impact sur la demande des ménages, celui-ci est encore largement positif, et devrait le rester tant que les prix ne baissent pas de plus de 25% depuis leur niveau courant. En ce qui concerne les taux d’intérêt, ils ont augmenté d’environ 0,4 point de pourcentage depuis septembre dernier, en termes réels. Cela pourrait coûter environ 0,3 points de croissance à l’horizon de 2 ou 3 ans, toutes choses égales par ailleurs, ce qui est négligeable rapporté à la croissance annuelle. Tant que la Banque central européenne préserve sa crédibilité anti-inflationniste comme elle l’a fait jusqu’aujourd’hui – ce que révèlent les enquêtes auprès des ménages, malgré la hausse des prix des carburants – elle peut poursuivre la politique de normalisation prudente qu’anticipent les marchés sans fragiliser la croissance.

En restaurant des primes de risques plus conforme à la réalité des risques – c'est-à-dire à la volatilité et la liquidité des divers actifs financiers – la correction boursière est plutôt une bonne nouvelle, car elle réduit la probabilité de chocs financiers de plus grande ampleur. Mais on ne peut exclure qu’une combinaison malheureuse d’erreurs de politiques économiques ne fasse basculer les choses. On peut identifier trois principaux risques, à classer selon l’importance décroissante de leurs dégâts potentiels. Tout d’abord, une sérieuse perte de crédibilité de la Réserve Fédérale, qui ferait monter les taux d’intérêt à long terme, baisser les actions et tous les actifs risqués, et causerait une chute du dollar. Ensuite, une mauvaise gestion internationale des changes, qui laisserait à l’euro le rôle de contrepartie de la dévaluation du dollar. Enfin, un relèvement généralisé des impôts indirects dans la zone euro dans la foulée de la hausse de TVA en Allemagne. Le cocktail serait très toxique pour la croissance européenne, et le spectre d’une récession en 2007 apparaîtrait. De ces trois risques, le premier me semble une plaisanterie. Il faut en revanche prendre le second, et plus encore le troisième, au sérieux. Peut-être aurons-nous l’occasion d’en reparler dans quelques mois.