Le mythe du risquomètre edit

2 mars 2009

Une conviction largement répandue veut que le risque financier soit facile à mesurer : nous pourrions introduire une sorte de risquomètre dans les entrailles du système financier et obtenir une mesure précise du risque présent dans les instruments financiers, même les plus complexes. Cette croyance a joué un rôle-clé dans la crise actuelle. Malheureusement, cette leçon n'a pas été comprise : la sensibilité au risque sera apparemment un des éléments structurants du prochain système de régulation et des nouvelles formes de la rémunération des dirigeants.

D'où vient cette croyance ? Peut-être du fait qu’elle met en scène les esprits les plus brillants, utilisant des modèles mathématiques incroyablement sophistiqués. Peut-être vient-elle aussi de ce que nous savons de la physique. En comprenant les lois de la nature, les ingénieurs peuvent créer des objets stupéfiants. Si nous pouvons utiliser les lois de la nature pour faire voler un Airbus A380, nous devrions pouvoir mettre en pratique les lois de la finance dans un CDO. Malheureusement, c’est faux. Les lois de la finance ne sont pas les mêmes que celles de la nature. L'ingénieur, en comprenant la physique, peut créer des structures fiables parce que s’il réagit à la nature, en général la nature ne réagit pas à l'ingénieur.

En physique, la complexité est une vertu. Elle nous rend capables de créer des supercalculateurs et des iPods. En finance, la complexité a été une vertu. Plus complexes étaient les instruments, plus opaques ils étaient, et plus on gagnait d'argent. Donc, tant que les structures de risque sous-tendues par ces instruments étaient correctes, le produit était solide. Mais la complexité est devenue un vice. Nous pouvons créer les modèles financiers les plus sophistiqués mais, dès qu’on les utilise, le système financier change.

Quand on utilise des modèles compliqués pour créer des produits financiers, on s’appuie sur les indices historiques. Si dans ces indices les prix augmentent et que le risque semble bas, cela oriente notre vision de l'avenir. C’est l’une des raisons qui expliquent la formation des bulles. Les prix qui augmentent valident les modèles, font varier l’évaluation du risque et donc les prix... C’est comme cela que la plupart des modèles fonctionnent, et c’est pourquoi ils sont souvent si mauvais.

Prévoir les prix ou le risque en utilisant des données du passé est donc une illusion dangereuse. En 2008, je me suis essayé à l’exercice de modélisation le plus facile qui soit dans ce domaine – prévoir la valeur en risque des actions IBM. Le résultat pouvait varier de + ou - 30%, en fonction du modèle et des suppositions. Et c’était le cas le plus facile. Essayer de modéliser le risque d’actifs plus compliqués amène à une bien plus grande inexactitude. Une précision de l’ordre de + ou - 30% est le mieux que nous puissions faire. Mais les inexactitudes de la modélisation du risque ne nous empêchent pas d'essayer de mesurer le risque, et quand nous avons un modèle, nous pouvons créer les structures les plus étonnantes – CDOs, SIVs, CDSs, et toute une palette des instruments, avec pour seules limites nos capacités mathématiques et notre imagination. Malheureusement, si le modèle est construit sur du sable, c’est toute la structure qui devient instable. C’est ce que j'ai appelé avec Hyun Song Shin le risque endogène (2003).

Or, comme le disent Taleb et Triana (2008), « les méthodes d’évaluation du risque qui ont connu des échecs spectaculaires dans le monde réel continuent à être enseignées aux étudiants », et « une méthode largement fondée sur ces mêmes principes quantitatifs et théoriques, appelée la valeur en risque, continue à être largement utilisée. Ce fut l’une des causes de la crise ».

L’un des problèmes les plus importants qui ont conduit à la crise était la conviction jumelle que le risque pouvait être modélisé et que la complexité était bonne. C’est ce que croyaient en tout cas les régulateurs qui ont fait de la sensibilité au risque l’élément central des accords de Bâle 2. Dans le système de Bâle 2, le capital des banques est risk-sensitive, en français « sensible au risque » : le ratio de capital est lié au risque. Cela signifie qu'une institution financière doit mesurer les risques de ses actifs, et que plus ce risque est élevé, plus elle doit posséder de capital. À première vue, c’est une idée raisonnable : après tout, pourquoi ne devrions-nous pas vouloir que le montant du capital soit proportionnel aux risques encourus ? Mais cela pose en fait au moins trois gros problèmes : la mesure du risque, l’aspect procyclique (voir Danielsson et. al 2001), et la détermination du capital.

Pour avoir un capital sensible au risque, nous devrions d’abord être en mesure de mesurer le risque, c’est-à-dire d’utiliser le risquomètre. En l'absence de mesures précises du risque, la notion de « capital sensible au risque » est au mieux dénuée de signification, au pire dangereuse.

Elle peut être dangereuse parce qu'elle donne une fausse impression de sécurité. S’il est très difficile de mesurer le risque, il est très facile de manipuler les mesures de risque, et ainsi de donner des résultats très différents d’une manière tout à fait plausible et justifiable, sans affecter le vrai risque fondamental. Une institution financière peut facilement rapporter des niveaux de risque assez bas tout en supportant en réalité un risque plus élevé. Les calculs de risque utilisés pour le calcul du capital sont donc inévitablement douteux.

Un problème lié au précédent est de déterminer ce qu'est exactement le capital. Les normes pour déterminer le capital ne sont pas gravées dans la pierre ; elles varient d’un pays à l’autre, et même d’une institution à l’autre. Un vaste secteur d'experts de la structure des capitaux s’est développé dans le but explicite de manipuler le capital, afin de le faire apparaître aussi haut que possible tout en s’arrangeant pour que dans la réalité il soit aussi bas que possible.

Le manque de sérieux des calculs de capital devient évident quand nous comparons des calculs standards utilisant les normes internationales et les ratios de capital dans les effets de levier aux États-Unis. Le ratio des effets de levier limite le capital aux ratios d’actifs des banques, ce qui s’avère être une mesure du capital beaucoup plus conservatrice que celle de Bâle 2, qui est fondée sur le risque. Plus conservatrice, elle est donc plus difficile à manipuler.

Une chose que nous avons apprise avec la crise est que les banques qui pensaient avoir suffisamment de capital se sont trouvées en manquer. Comme l’observait récemment Philipp Hildebrand (2008) de la Banque Nationale Suisse, « quand on regarde les mesures de capital basées sur le risque, les deux grandes banques suisses étaient parmi les grandes banques internationales les plus capitalisées du monde. En considérant simplement leur effet de levier, cependant, ces institutions étaient parmi les banques les moins capitalisées. » Ce cas n’est pas unique. Plusieurs études récentes ont observé les divers modes de calcul du capital des banques. Elles ont révélé que certaines des banques les plus capitalisées sous Bâle 2 étaient les moins capitalisées sous le modèle de l’effet de levier. On pourrait parler d’une prime à l'ingénierie financière, dans Bâle 2.

Or, nous voyons désormais la sensibilité au risque s'appliquer à de nouveaux domaines, comme la rémunération des dirigeants et des traders. Exemple récent, dans un rapport d'UBS (2008) sur leur futur modèle de compensation, il est déclaré que « la part variable sera fondée sur des critères d'exécution clairs qui sont liés avec la création de valeur ajustée au risque ». L'idée semble louable, à nouveau : il n’est pas absurde que la part variable de la rémunération des cadres d'UBS prenne davantage en compte les risques. Mais le problème est que si cette sensibilité au risque peut être intuitivement et théoriquement attrayante, il est difficile, voire impossible de la mettre en œuvre correctement. Une des leçons que nous a apprises la crise est que dans les banques certains managers ont pu prendre beaucoup plus de risques que ne le désirait la banque, tout simplement parce qu’ils comprenaient les modèles et les risques de leurs propres positions bien mieux que leurs collègues ne pouvaient le faire. On voit mal comment un mode de rémunération prenant davantage en compte le risque résoudrait ce problème. Après tout, l'individu qui a la meilleure compréhension des positions et des modèles est au meilleur endroit pour manipuler les modèles de risque. Augmenter la sensibilité au risque de sa rémunération n’est peut-être pas une si bonne idée.

Ce problème pourrait cependant être mineur parce qu'UBS ne paiera pas tous les bonus en une fois, mais que « même si un dirigeant quitte l'entreprise, le restant de ses bonus sera conservé pendant de trois ans afin de tenir compte des risques qui pourraient être avérés pendant cette période ». Malheureusement, le fait qu’un risque ne s’est pas réalisé n'implique pas qu'il était bas, tout comme le fait qu’il se réalise n’implique pas qu’il était élevé. Si UBS refuse de payer les bonus quand les pertes arriveront et les paie si aucune perte ne survient, tout ce qu’elle aura réussi à faire est de récompenser les chanceux et d’inviter les malchanceux à la traîner en Justice. Le problème fondamental n'est pas vraiment résolu.

Le mythe du risquomètre reste vivant et bien vivant. Malgré les nombreuses preuves empiriques qui montrent la difficulté de mesurer les risques financiers, les décideurs aussi bien que les institutions financières continuent à promouvoir l'imaginaire de la sensibilité au risque. Peut-être parce que c’est une idée intuitivement attractive et que les arguments qui l’invalident sont complexes. La crise, pourtant, nous montre bien la sottise du risquomètre. Espérons que les décideurs essaieront autre chose.

Références

Danielsson, Jon and Hyun Song Shin, 2003, “Endogenous Risk”, chapter in Modern Risk Management: A History.

Danielsson, Jon, Paul Embrechts, Charles Goodhart, Con Keating, Felix Muennich, Olivier Renault and Hyun Song Shin (2001) “An Academic Response to Basel II”, 2001.

Danielsson, Jon (2008) “Blame the models”, VoxEU.org, 8 May 2008

Hildebrand, Philipp M. (2008) “Is Basel II Enough? The Benefits of a Leverage Ratio”, Financial Markets Group Lecture, London School of Economics.

Taleb, Nassim Nicholas and Pablo Triana (2008) “Bystanders to this financial crime were many” Financial Times December 7.

UBS (2008) “Compensation report: UBS’s new compensation model”.

Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.